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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

monte sur le trône ; que les républicains soient dispersés ; que Mac-Mahon ait suivit la volonté de l’Assemblée ; que le pays soit complètement pacifié, du moins en apparence, et que tout semble aller le mieux du monde avec la nouvelle orientation. Il se trouve des Français pour décider à l’avance que Henri V donnera à la France dix-huit années de sécurité et de bonheur, pour le moins. Fort bien (j’estime pourtant que la période de dix-huit ans est exagérément longue). Mais enfin admettons quelques années de calme et de prospérité. Voici le comte de Chambord fermement installé sur son trône : croyez-vous que tout soit dit pour cela ?

Veuillot affirme que la plus grande force de Henri V réside dans son inexpugnable fidélité à ses principes ; que ce n’est qu’en ne cédant ni un pouce, ni un atome de son terrain, qu’il gardera le pouvoir de sauver la France. C’est entendu ; mais que fera précisément le nouveau roi pour sauver son royaume ?

Le premier principe de Henri V est que son autorité sera avant tout légitime. Mais cette légitimité appartient à un monde purement idéal, tandis que les restaurateurs de monarchies font agir des ressorts très matériels. J’admets que le roi soit intimement persuadé de la légitimité de son pouvoir, mais s’ensuit-il que tous les Français pensent comme lui à ce sujet ? Si un tel phénomène peut s’accomplir, certes la France n’aura plus rien à désirer ; pour la première fois en ce siècle, elle sera vraiment unie et pourra être infiniment heureuse et libre. Napoléon III, pendant toute la durée de son règne, a été forcé de travailler à l’affermissement de sa dynastie dans son pays. S’il avait pu se distraire de ce souci fatal, que de catastrophes eussent été évitées, celle de Sedan entre autres ! Mais, toujours hanté de la néfaste obsession, il dut entreprendre bien des œuvres qui, loin de tendre au bonheur de la France, n’avaient pour but que d’assurer le trône à ses descendants. Les Français se rendirent parfaitement compte de la nature des préoccupations de leur souverain et l’observèrent avec inquiétude tant qu’il régna. Si le chef du Gouvernement ne croyait pas à la stabilité de son pouvoir, comment ses sujets eussent-ils pu montrer une foi plus robuste que la sienne ?