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Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/13

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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

à table, priaient leurs voisins d’ordonner aux domestiques de leur verser un verre d’eau tant il leur en coûtait de prononcer un mot de russe même pour parler aux laquais.

Certains n’oubliaient pas si absolument leur langue et s’occupaient, on ne sait pourquoi, de littérature. Ces gens instruits montaient des comédies du genre des proverbes d’Alfred de Musset. Supposons qu’il s’agit des Racanes. (Bien entendu, nous donnons là un titre de fantaisie.) Comme le sujet des Racanes dépeint toute la classe sociale qui s’occupe de ce genre de comédie et pourrait être, en même temps, le titre des pièces analogues, nous allons le raconter en deux mots :

Il existait jadis, à Paris, au dix-septième siècle, un rimailleur des plus plats nommé Racan, lequel était indigne de cirer les bottes de M. Sloutchevsky lui-même. Une marquise imbécile est charmée par ses vers et veut à toute force faire sa connaissance. Trois nigauds s’entendent pour venir chez elle, l’un après l’autre, chacun prétendant être Racan. Dès que la marquise a réussi à congédier l’un de ces Racan, un nouveau Racan se trouve devant elle. ― Tout l’esprit, tout le sel de la comédie est dans l’ébahissement de la marquise, effrayée de ce Racan en trois personnes.

Les Messieurs, parfois quadragénaires, qui accouchent de pareil œuvres théâtrales, ― après le « Revizor », ― sont convaincus qu’ils dotent la littérature russe de précieux joyaux. Et ces Messieurs ne sont pas un ou deux : ils s’appellent légion. Ce serait une tâche charmante pour un feuilletonniste que de raconter les sujets de toutes ces comédies, de tous ces proverbes, etc. ― Je connais aussi un délicieux conte où il est question d’une montre avalée qui continue son tic-tac dans le ventre de l’avaleur. C’est le dernier mot de la perfection ! ― Nous demandons ce que penseront de nous les étrangers sur ces échantillons de nos productions littéraires.

Mais, nous dira-t-on, n’y a-t-il que des Russes de ce genre qui aillent à l’étranger ? Pardon ! il y en a beaucoup d’autres, mais vous ne les avez pas remarqués, ou bien ils ne vous ont pas parlé. Que diriez-vous d’un