Aller au contenu

Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/154

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
150
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

suivant, se soûlent avec conscience. Dans ces caves, les femmes émaciées et battues boivent de l’alcool avec leurs maris, tandis que hurlent de misérables nourrissons. Eau-de-vie, misère, saleté, corruption, eau-de-vie encore et avant tout eau-de-vie !

Dès son retour, on envoie l’enfant au cabaret avec les kopeks mendiés, et quand il rapporte l’alcool, on s’amuse à lui en entonner un verre qui lui coupe la respiration, lui monte à la tête et le fait rouler sur le sol à la grande joie de l’assistance.

Quand l’enfant sera un adolescent, on le casera le plus vite possible dans une fabrique ; il devra rapporter tous ses gains à la maison, où ses parents les dépenseront en eau-de-vie. Mais, avant d’arriver à l’âge où ils peuvent travailler, ces gamins deviennent d’étranges vagabonds. Ils roulent par la ville et finissent par savoir où ils peuvent se glisser pour passer la nuit sans rentrer chez eux. Un de ces petits a dormi quelque temps chez un valet de chambre de la Cour ; il avait fait son lit d’une corbeille, et le maître de la maison ne s’est aperçu de rien. Bien entendu, ils ne tardent pas à voler. Et le vol devient une passion, parfois, chez des enfants de huit ans, qui ne se savent guère coupable d’avoir les doigts trop agiles. Lassés des mauvais traitements de leurs exploiteurs, ils s’échappent et ne reviennent plus dans les caves où on les battait ; ils aiment mieux souffrir la faim et le froid et se voir libres de vagabonder pour leur propre compte. Ces petits sauvages, souvent, ne comprennent rien à rien ; ils ignorent la nation à laquelle ils appartiennent, ne savent où ils vivent, n’ont jamais entendu parler ni de Dieu ni de l’Empereur. Fréquemment, on apprend sur eux des choses invraisemblables, qui pourtant sont des faits.