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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Aussi me disais-je que ces pauvres petits ont droit à une compensation. Il n’est que juste qu’après les avoir recueillis dans ces établissements, on fasse tout pour développer leur instruction et qu’on ne les laisse aborder la vie que solidement armés. Il faut que l’État regarde ces abandonnés comme ses enfants. On viendra me dire que c’est une prime accordée aux unions irrégulières, aux mauvaises mœurs. Mais croyez vous, vraiment, que toutes les demoiselles intéressantes et sympathiques dont je parlais plus haut vont se hâter de peupler le pays d’enfants illégitimes, dès qu’elles apprendront que leurs rejetons seront admis gratuitement dans les universités ? Ne soyez pas absurdes !

Oui, ai-je pensé, si on les adopte, il faut les adopter complètement. Je sais bien que cela excitera l’envie de beaucoup de braves gens honnêtes et travailleurs : « C’est trop fort ! » gémiront-ils : j’ai peiné toute ma vie ; j’ai lutté pour faire bien élever mes enfants légitimes, sans réussir à leur assurer l’avantage d’études complètes. Me voici vieux, malade, je vais mourir bientôt et mes enfants vont se disperser, livrés aux dangers de la rue ou esclaves dans des fabriques. Pendant ce temps-là les petits bâtards vont conquérir leurs grades aux universités, trouveront de bons emplois et ce sera avec l’argent que je paye pour mes contributions qu’on en aura fait des personnages ! »

Je suis sûr que ce monologue sera débité. Et il est vrai que tout s’arrange bien mal. Ces plaintes sont, à la fois, cruelles et légitimes. Comment s’y reconnaître ?

Mais je n’ai pu m’empêcher de songer à l’avenir des enfants abandonnés. Parmi ceux qui ne sont pas secourus, il y en a d’âme supérieure, qui « pardonneront à la société », d’autres qui « se vengeront d’elle », le plus souvent à leur propre détriment. Mais donnez à ces déshérités un peu d’instruction et d’éducation, et je suis certain que bon nombre de ceux qui sortiront de cet « établissement », par exemple, entreront dans la vie avec un grand désir d’honorabilité, avec la réelle ambition de fonder une famille estimable. Leur idéal, j’en jurerais, sera d’élever eux-mêmes leurs enfants, sans compter sur la

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