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Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/23

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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Pourquoi donc ne pas nous féliciter de ce que chez nous, en Russie, nous n’avons pas de ces petites susceptibilités qu’on ne retrouverait que chez les « généraux » de notre littérature. Nous croyons que le Russe a la tête aussi solide que n’importe quel autre être humain. Va-t-il perdre l’esprit pour une constatation, par hasard, louangeuse ? Non, messieurs les étrangers, et nous n’allons pas motiver à l’infini nos opinions sur vous et sur nous-mêmes. Tâchez seulement de nous mieux connaître.

Les Français se figurent, par exemple, que nous avons insulté à leurs revers en en plaisantant, que nous nous en sommes réjouis et que nous avons bafoué leurs efforts quand ils se sont relevés et ont si bravement, si noblement marché dans une voie nouvelle vers le progrès.

Non, certes, nos frères ainés très chers et aimés, nous ne vous avons pas plaisantés vilement, nous ne nous sommes pas réjouis de vos revers. Parfois même nous en avons pleuré avec vous. Peut-être allez-vous vous étonner de cette dernière affirmation et vous demander pourquoi nous avons pleuré ? Tout cela ne se passait-il pas bien loin de nous ? Mettez que ce soit une énigme, et c’en est une certainement pour vous ; le fait est que nous nous sommes affligés de vos malheurs.

Vous vous imaginez que chez nous on entraîne nos soldats en excitant leur fanatisme religieux. Grand Dieu ! Si vous saviez combien cette idée est ridicule ! S’il existe au monde une créature dénuée de fanatisme, c’est bien le soldat russe. Si vous saviez à quel type aimable, sympathique et original il appartient ! Si vous pouviez seulement lire telles nouvelles de Tolstoï où il est si parfaitement saisi sur le vif !… Mais croyez-vous que les Russes aient défendu Sébastopol par fanatisme religieux ? Je pense que vos vaillants zouaves ont fait connaissance avec nos soldats et les apprécient. Ont-ils vu la moindre haine chez eux ? Je crois que vous connaissez aussi nos officiers… Et pourtant vous voulez qu’il n’y ait que deux classes chez nous : les « boyards » et les « serfs ». Vous l’avez ainsi décrété et vous en tenez à ce que vous avez décidé. Mais quels « boyards » ? ― Il est vrai que chez nous les classes semblent assez nettement définies. Mais