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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

entre ces différentes classes, il y a beaucoup plus de points de rapprochement que de causes de désunion. Chaque Russe est avant tout un Russe, et ce n’est qu’en second lieu qu’il se souvient partie d’une classe ou d’une autre. ― Chez vous, c’est tout différent, on a parfois sacrifié la nation à l’esprit de caste, ― tout récemment encore, ― et qui nous dit que cela ne se reproduira pas ? C’est chez vous que les classes sociales sont ennemies.

Vous nous demandez avec étonnement : « Mais où est donc votre fameux développement ? En quoi consiste votre progrès ? On n’en voit guère. » ― Est-il difficile de répondre : « On le voit très bien : c’est vous qui ne le voyez pas ? N’est-il pas suffisant qu’il existe dans l’esprit de tout un peuple ? La minorité cultivée, chez nous, commence à tomber d’accord avec la masse du peuple sur bien des choses d’intérêt général. Ne dites pas que nous sommes ridiculement fiers de quelques améliorations précoces, que nous nous montrons avantageux, imprévoyants. Non ! Depuis longtemps nous cherchons à voir, à analyser. Nous avons même une indigestion d’analyse ! ― Nous aussi nous avons vécu et en avons vu de toutes les couleurs.

Et à ce propos, faut-il vous raconter notre propre conte, l’histoire de notre croissance et de notre développement ?

Oh ! nous ne remonterons pas à Pierre le Grand. Nous prendrons le récit au moment tout récent où le besoin d’analyse a commencé à pénétrer chez nous, tout à coup, affectant toute notre classe instruite. Il y avait alors des moments où nous-mêmes, les cultivés, nous ne croyions pas à notre avenir. Nous lisions encore Paul de Kock, tout en rejetant avec mépris Alexandre Dumas et consorts. George Sand apparut. Comme nous nous jetâmes sur ses livres, que nous nous hâtâmes de dévorer ! André Alexandrovitch et M. Doudichkine, qui venait de reprendre les Annales de la Patrie, après Biélinsky, se souviennent encore de l’apparition de George Sand ! Lisez leur annonce dans la collection de leur journal (année 1861). Nous écoutions alors humblement vos verdicts sur nous-mêmes et opinions toujours dans votre sens. Nous disions oui ! à