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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

un pays qui ne ressemble en rien à l’Europe, qui a tort de se moquer des tendances révolutionnaires des Russes. Comment voulez-vous que la Russie se passionne pour une civilisation qu’elle n’a pas faite ?

Elle ne sera pas hostile à cette civilisation pour des raisons de Huns et de Tartares, à cause de son désir de démolir, mais pour des motifs que peu d’entre nous comprennent et que ceux qui les comprennent gardent pour eux. Nous sommes peut-être des révolutionnaires par conservatisme, si l’on peut ainsi dire… Mais j’ai parlé d’un état d’esprit transitoire, et voici que reparait sur la scène l’éternellement insoluble question d’Orient.


III


LA QUESTION D’ORIENT


Grâce à cette question d’Orient, lequel d’entre nous n’a pas connu, ces temps derniers, des sensations extraordinaires ? Quel bruit elle a fait dans les journaux ! Quelle confusion dans telles cervelles, quel cynisme dans telles conversations, quels bons et honnêtes frissons dans tels cœurs, quel vacarme dans tels milieux juifs ! Une seule chose est vraie : il n’y a rien à craindre, bien que tant d’alarmistes s’efforcent de nous épouvanter ; on est même surpris de voir tant de poltrons en Russie. Je crois que beaucoup parmi eux sont des poltrons de parti pris, mais il est sûr qu’ils se sont trompés d’époque. Il n’est même plus temps de trembler pour eux. Les plus fougueux poltrons de parti pris sauront à quel moment s’arrêter et n’exigeront pas le déshonneur de la Russie. Nous ne verrons pas se renouveler l’histoire des ambassadeurs que le Tzar Ivan le Terrible envoya à Étienne Batory, avec la consigne de tout faire pour obtenir la paix, même s’il s’agissait de recevoir des coups. L’opinion publique s’est prononcée : nous ne sommes pas d’humeur à nous laisser battre.