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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN


Le prince Milan de Serbie et le prince Nicolas de Montenegro, pleins d’espoir en la Providence et sûrs de leur droit, ont marché contre le Sultan et, quand il lira ces lignes, il se peut bien que le public connaisse déjà la nouvelle d’un grand combat, voire d’une bataille décisive. Les événements vont se précipiter, à présent. La lenteur, les hésitations des grandes puissances, les subterfuges diplomatiques de l’Angleterre refusant d’adhérer aux conclusions de la Conférence de Berlin, la révolte qui a éclaté à Constantinople, l’explosion du fanatisme musulman et enfin cet horrible massacre de soixante mille Bulgares paisibles, vieillards, femmes et enfants, ont rendu la guerre inévitable. Les Slaves sont pleins d’espérance : ils disposent, toutes forces mises en ligne, de près de cent cinquante mille soldats, de troupes régulières pour les trois quarts. Mais l’essentiel, c’est l’esprit des belligérants : tous vont de l’avant, sûrs de la victoire. Chez les Turcs, au contraire, il règne une grande confusion qui ne tarderait pas à se changer en panique aux premiers revers. Si l’Europe n’intervient pas, les Slaves vaincront sûrement. On prétend que l’Europe interviendra mais la politique européenne est, actuellement, assez flottante et irrésolue. Il semble n’y avoir là qu’un désir de retarder les solutions nécessaires et décisives. On veut pourtant que l’alliance des trois grandes puissances orientales se maintienne ; les entrevues personnelles des trois empereurs continuent. L’Angleterre, isolée, cherche des alliés ; les trouvera-t-elle ? C’est problématique. En tout cas si elle en trouve, ce ne sera pas en France. En un mot, l’Europe assiste encore à la lutte des chrétiens contre les musulmans sans s’y mêler… Maintenant, il faudra voir ce qui se passera lors du partage de l’héritage. Mais y aura-t-il seulement un héritage ? En cas de victoire des Slaves, l’Europe permettra-t-elle à ces derniers de jeter carrément « l’homme malade » à bas de son lit ? Il est imprudent de le supposer. N’essayera-t-on pas plutôt de soumettre le valétudinaire à une nouvelle cure ? Il se pourrait alors que l’effort des Slaves victorieux ne fût récompensé qu’assez maigrement. La Serbie est partie en guerre en se fiant à sa propre force,

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