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Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/252

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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

et c’est là toute l’œuvre de Pierre. En quoi consiste cet « élargissement de vues » ? Je ne fais pas allusion à l’instruction ; il n’est pas question davantage d’une renonciation aux principes moraux particuliers qui font la force du peuple russe. Je veux parler de cet amour fraternel que, seuls au milieu des nations, nous portons aujourd’hui aux autres races. Il y a chez nous un besoin d’être utiles à toute l’humanité, parfois même au préjudice de nos intérêts propres. C’est depuis longtemps que nous nous sommes réconciliés avec toutes les civilisations, que nous savons excuser, ce qui est l’idéal propre de chacune, même quand cet idéal est en contradiction avec le nôtre. Nous avons une faculté spéciale qui nous permet de comprendre à fond chaque individualité nationale européenne et de distinguer ce qui peut être vrai dans sa manière de voir particulière, en faisant abstraction des erreurs qui entachent cette vérité. C’est pour nous encore un vrai besoin que d’être avant tout justes et de rechercher partout ladite vérité ! Il y a peut-être là une première application de notre orthodoxie mise au service de l’humanité entière.

L’idée russe moscovite a trouvé sa direction ; c’est ainsi que nous avons conscience de notre importance mondiale, de notre rôle dans notre espèce, et nous ne pouvons pas ne pas reconnaître que ce rôle diffère de celui de toutes les autres races. Ailleurs, chaque individualité nationale ne vit que pour soi-même, tandis que nous voulons devenir les serviteurs de tous dans l’œuvre de l’universelle réconciliation humaine. Je crois qu’il n’y a là rien de honteux, que c’est assez grand, au contraire. Qui veut être plus haut que tous dans le royaume de Dieu saura se faire le serviteur de tous.

Après Pierre le Grand, le premier acte de notre rôle devait naturellement aboutir à l’union de tout le monde slave sous l’aile de la Russie. Cette alliance ne devait pas venir de la force, car notre but n’était aucunement de détruire les personnalités nationales slaves au profit de la Russie, mais bien de les remettre debout pour le plus grand bien de l’Europe et de l’humanité, en leur permettant de prendre un peu de repos après leurs souf-