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Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/251

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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN


IV

L’ENTENDEMENT UTOPIQUE DE L’HISTOIRE


Pendant un siècle et demi, depuis Pierre le Grand, nous n’avons fait qu’essayer de communier avec toutes les civilisations humaines. Nous nous sommes imprégnés de leur histoire, de leur idéal. Nous nous sommes habitués à aimer les Français, les Allemands, tous les peuples, comme s’il se fût agi de frères : les autres ne nous ont jamais aimés et n’ont jamais eu le désir de nous aimer. À l’œuvre de Pierre le Grand, nous avons gagné une largeur de vues que l’on ne retrouve chez aucun peuple ancien ou moderne. La Russie d’avant Pierre était forte, bien qu’elle se fût unifiée lentement, et elle comprenait qu’elle portait en elle une chose précieuse et unique, — l’orthodoxie, — qu’elle était la gardienne de la vérité du Christ, de l’image vraie du Christ qui s’effaçait dans l’esprit de tous les autres peuples. Cette vérité éternelle, dont la Russie était la dépositaire, semblait délivrer sa conscience du souci de toute autre civilisation. On croyait alors, à Moscou, que tout contact avec l’Europe ne pouvait que porter préjudice à l’esprit russe en le pervertissant et dénaturer même l’idée russe et l’orthodoxie au point de pousser la Russie à sa ruine morale. Ainsi la Russie, en se repliant sur elle-même, était sur le point de faire tort à l’humanité entière. Elle semblait résolue à garder pour elle seule son orthodoxie et à fermer ses portes à tout élément étranger comme ces Vieux-Croyants qui ne mangeraient jamais dans de la vaisselle qui aurait servi à un autre être humain et considèrent comme un devoir saint l’obligation de posséder chacun sa tasse et sa cuiller dont aucune autre créature vivante ne peut faire usage. Et ma comparaison est strictement juste.

Dès la réforme de Pierre le Grand, les vues s’élargirent