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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

regardions avec admiration : « Ces gaillards-là ! pensions-nous, dire que tout ce qu’ils font là, ils le font par principe ! »

Il leur arriva, devant nous, de « faire le mouchoir » à des anonymes. Nous trouvâmes cela d’un byronisme raffiné, développé jusqu’aux plus extrêmes limites.

― « Voilà ce que c’est, nous disions-nous, que d’empêcher l’homme d’agir. La société tente de le paralyser, et il en vient à subtiliser des mouchoirs avec un rire infernal et supérieur ! »

Mais comme nous sûmes vite nous tirer, bravement, de cette niaise ignominie, nous tous, ― les Byroniens exceptés, bien entendu !

Il y avait encore parmi nous des hommes vraiment supérieurs, des gens au cœur pur et haut placé, à la parole chaude et convaincue. Ceux-là ne se croisaient pas les bras. Ils agissaient comme ils pouvaient, de leur mieux, et ils ont beaucoup, beaucoup fait. Ils furent naïfs comme des enfants, toute leur vie, ne comprirent jamais leurs voisins, les Byroniens, et moururent en ingénus martyrs. Paix à leur âme !

Nous eûmes aussi avec nous des démons, de vrais démons ! Ils étaient deux ; comme nous les aimons et les estimons encore aujourd’hui ! L’un d’eux riait toujours. Il se moquait de lui-même et des autres et nous faisait rire à en pleurer. Celui-là comprit la destinée du lieutenant Pirogov, et de l’histoire d’un paletot perdu par un fonctionnaire nous fit une tragédie terrible. En trois lignes il nous dépeint un lieutenant de Riazan tout entier, complet, corps et âme. Il évoqua devant nous des tripoteurs, des exploiteurs avec tout leur entourage. Il lui suffit de les montrer du doigt pour imprimer à jamais à leurs fronts une marque honteuse. Nous les connaissons pour l’éternité. C’était un démon colossal que celui-là ; vous n’en avez jamais possédé un pareil en Europe.

L’autre démon, nous l’aimions encore davantage. Combien de vers sublimes il a écrits, ― même sur des albums ― et pourtant je crois que Minov lui-même se ferait un scrupule de l’appeler un poète d’album. Il se torturait moralement lui-même et souffrait pour de bon. Il était