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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

tant, moi j’affirme que ce gandin délicieux n’est qu’un prolétaire de l’esprit, sans sol sous ses pieds, sans racines et sans fond, un pauvre être sans consistance, flottant à tous les vents de l’Europe. Il pourra être adorablement ganté, farci de romans à la mode, mais son esprit errera dans les ténèbres éternelles, et je crois que sa maman seule sera très contente de lui.


VI


LES EAUX OU LE BON TON ?


Je ne décrirai pas Ems. Ce travail a été fait cinquante fois, des quantités d’ouvrages russes en parlent, par exemple le petit livre du docteur Hirschhorn : Ems et ses sources, publié à Pétersbourg. On peut puiser dans ce volume des notions de toute sorte. Il y a de tout là-dedans, des considérations médicales et des détails sur la vie d’hôtel, des règles hygiéniques et un guide du promeneur, de la topographie et des aperçus sur le public d’Ems. Quant à moi je n’ai plus rien à glaner et me contenterai de me rappeler le pittoresque défilé du Taunus où Ems est située, la foule brillante et ma solitude dans cette foule. Malgré mon isolement j’aime cette foule, à ma manière. J’ai même rencontré dans le flot des promeneurs une personne de connaissance, un Russe d’humeur paradoxale. Il a, comme moi, bu déjà pas mal de verres d’eau à Ems. C’est un homme d’environ quarante-cinq ans.

— C’est vous qui avez raison, m’a-t-il dit ; on aime la foule d’ici ; on l’aime sans savoir pourquoi. Et même partout on aime la foule, j’entends la foule fashionable, le gratin. On peut ne fréquenter personne de toute cette société, mais il n’y en a pas de meilleure au monde…

— Voyons, voyons.