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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

— Je ne cherche pas à vous contrarier, fit-il bien vite. Quand il y aura sur la terre une société à peu près raisonnable, on ne voudra même plus penser à celle d’aujourd’hui. Mais à présent, par quoi remplaceriez-vous ce que nous avons ?

— Ne peut-on vraiment se figurer quelque chose de mieux que cette foule oisive, que ces flâneurs qui ne savent que faire de leur journée ? Je ne dis pas qu’on ne rencontre pas ici de braves gens dans le tas, mais l’ensemble ne me paraît digne ni d’admiration ni même d’une attention particulière.

— Vous parlez en misanthrope. Où prenez-vous que tous ces promeneurs ne sachent que faire de leur journée ? Croyez bien que chacun à son œuvre à lui pour laquelle il a peut-être gâté sa vie. Et puis ce sont, en majorité, des souffrants. Ce qui me plaît, en ces martyrs, c’est leur gaité.

— Ils rient par genre.

— Ils rient par habitude. Si vous étiez vraiment humain, vous les aimeriez, et alors vous vous réjouiriez de voir qu’ils peuvent oublier un instant et s’amuser de mirages.

— Pourquoi diable ! voulez-vous que je les aime tant que cela ?

— Parce que l’humanité nous le commande et comment ne pas aimer l’humanité depuis une dizaine d’années ? Il n’est plus possible de ne pas aimer l’humanité. Il y a ici une dame russe qui en raffole, de l’humanité ! Je ne ris pas du tout. Mais, pour ne pas m’éterniser sur ce thème, je veux conclure en vous disant que toute société fashionable comme celle-ci possède certaines qualités positives. D’abord la société fashionable d’aujourd’hui retourne à la nature. Pourquoi voulez-vous que ces gens-là vivent d’une façon plus artificielle que les paysans, par exemple ? Je ne parle pas du monde des fabriques, de l’armée, des écoles et universités ; tout cela, c’est le comble de l’artificiel. Ceux-ci sont plus libres que le reste des hommes parce qu’ils sont plus riches et peuvent vivre comme ils l’entendent. Et ceux-ci retournent à la nature, à la bonté. On se parle avec une extrême politesse, c’est-à-dire avec

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