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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

vient, aujourd’hui, en certains milieux, à attaquer l’instruction primaire, la lecture et l’écriture. Et ce sont d’anciens partisans du développement intellectuel qui se signalent comme ses plus grands ennemis. Nous disons « partisans », car ces mêmes hommes, naguère, n’avaient pas assez de mépris pour les illettrés ; ils se vantaient à un tel point de leur propre érudition et de leurs vues éclairées sur toutes choses qu’il était presque gênant de se trouver auprès d’eux. On avait parfois envie de passer dans une autre pièce. Et maintenant ils sont hostiles à l’instruction !

Un de leurs grands arguments, c’est que la population des prisons se recrute en grande partie parmi des gens qui savent lire et écrire. De ce fait on tire immédiatement la conclusion suivante : il ne faut plus apprendre à lire et à écrire au peuple. Mais un couteau peut vous blesser, et verrez-vous là une raison pour supprimer les couteaux ? Non, nous dira-t-on. Il ne s’agit pas de proscrire les couteaux, mais bien de n’en remettre qu’à ceux qui sauront s’en servir sans se blesser. Donc, il faudrait, d’après vous, faire de l’instruction, même élémentaire, une sorte de privilège. Mais voulez-vous examiner comment la lecture et l’écriture peuvent être rendues responsables de quelques méfaits ?

Nous reconnaissons avec vous que les prisons sont peuplées de gens qui savent lire et écrire. Mais d’abord ils sont peu nombreux encore, dans le peuple, ceux qui ont acquis une instruction primaire. La connaissance de la lecture et de l’écriture donne parfois à un homme beaucoup d’avantages sur les gens de sa classe. Il conquiert une sorte de supériorité, non que ses voisins illettrés le considèrent comme meilleur qu’eux-mêmes, mais parce qu’ils reconnaissent l’utilité pratique de l’instruction. L’homme qui peut déchiffrer des caractères ne sera pas trompé à l’aide du premier papier venu ; on ne pourra plus en faire la dupe d’aucun mensonge, concluent en exagérant un peu les voisins du savant déchiffreur. Celui-ci, de son côté, sera peut-être enclin à se croire un bien autre personnage que ses compagnons, les ignorants. Ils ne savent rien, se dira-t-il, ils sont plongés dans l’obs-