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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

de quelque largesse. Ces gens-là se montraient d’une arrogance inouïe envers ceux qui dépendaient d’eux et platement serviles envers les hauts dignitaires. Tout leur rêve était d’avoir un grand personnage à diner chez eux. On eût cru qu’ils ne vivaient que pour cela, n’avaient fait fortune que pour cela. Ils étaient à genoux devant le million qu’ils avaient gagné. Le million les avait tirés de l’anonymat, leur avait donné une valeur sociale. Dans l’âme corrompue de ces moujiks grossiers (car ils continuaient à être des moujiks malgré leurs habits noirs), aucune pensée autre que celle d’inviter leur dignitaire à diner ne pouvait se substituer à l’obsession du million qu’ils adoraient comme un dieu.

Malgré leur extérieur brillant, les familles de ces marchands ne brillaient pas par l’instruction. Et le million en était cause. Pourquoi envoyer les fils a l’Université si, dépourvus de tout savoir, ils pouvaient arriver à tout ? Il faut dire que ces millionnaires trouvaient quelquefois le moyen d’obtenir des titres de noblesse. Les jeunes gens, corrompus, pervertis par les idées les plus subversives sur la patrie, l’honneur et le devoir, ne tiraient aucun profit moral de la fortune de leurs pères. C’étaient de jeunes fauves insolents. Leur démoralisation était horrible, car ils n’avaient qu’une seule conviction, à savoir qu’avec de l’argent on achetait tout, honneur et vertu.

Il arrivait parfois à ces marchands d’offrir des sommes immenses à l’État quand le pays était en danger. Mais ces dons n’étaient faits qu’en vue des récompenses qu’ils pourraient obtenir, Aucun patriotisme vrai, aucun sentiment de civisme n’existait dans ces cœurs. Et le marchand n’est plus seul, chez nous, à adorer le « sac d’or ». Autrefois, je le répète, on aimait et on appréciait la richesse comme partout, mais jamais on n’avait considéré le « sac d’or » comme la chose la plus belle, la plus noble, la plus sainte. Maintenant, je crois que les adorateurs du million sont, chez nous, en majorité.

Dans l’ancienne hiérarchie russe, le marchand le plus fabuleusement riche ne pouvait prendre rang avant le fonctionnaire. La nouvelle hiérarchie aplanit tous obstacles devant les possesseurs des « sacs d’or », devant les repré-