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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

assis devant ma caisse, faisant mes comptes. Tout à coup, j’entendis ma femme qui, dans sa chambre, chantait tout bas. Cela me fit une impression foudroyante. Elle n’avait plus jamais chanté depuis les tout premiers jours de notre mariage, alors que nous pouvions encore nous amuser en tirant à la cible ou en nous distrayant à des niaiseries semblables. À cette époque, sa voix était assez forte, pas trop juste, mais fraîche et agréable. Mais à présent, cette voix était si faible, avec quelque chose de brisé, de fêlé ! Elle toussa, puis chanta de nouveau, encore plus bas. On va se moquer de mon agitation, mais je ne puis dire combien je fus inquiet. Je n’avais pas, si vous voulez, pitié d’elle ; c’était chez moi comme une perplexité étrange et terrible. Il y avait aussi dans mon sentiment quelque chose de blessé, d’hostile : « Comment, elle chante ? A-t-elle donc oublié ce qui c’est passé entre nous ? »

Tout bouleversé, je pris mon chapeau et sortis. Loukeria m’aida à passer mon pardessus :

— Elle chante ! lui dis-je involontairement.

La bonne me regarde sans comprendre.

— Est-ce la première fois qu’elle chante ? repris-je.

— Non ! elle chante quelquefois quand vous n’êtes pas là…

Je me rappelle tout. Je descendis l’escalier sortis dans la rue et marchai au hasard. J’arrivai à l’angle de la rue, m’arrêtai et regardai les passants. On me heurta, mais je n’y pris pas garde. J’appelai un cocher et lui dis de me conduire au Pont de la Police. Pourquoi ? Puis je me repris brusquement, donnai vingt kopeks au cocher pour son dérangement et m’en fus vers la maison, comme en extase. La petite note fêlée de la voix sonnait dans mon âme. Et le voile tomba. Si elle chantait si près de moi, c’est qu’elle m’avait oublié. C’était terrible, mais cela m’extasiait. Et j’avais passé tout l’hiver sans comprendre ! Je ne savais plus alors où était mon âme ! Je remontai précipitamment chez moi. J’entrai avec timidité. Elle était toujours assise à son ouvrage, mais ne chantait plus. Elle me regarda, avec quelle indifférence ! comme on regarde le premier venu qui entre ! Je m’assis tout