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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Leur simplicité, leur simplisme, dépassaient en inintelligence les nobles incompréhensions des « hommes nouveaux » les plus obtus. Du reste, il paraît que je me suis singulièrement égaré en condamnant le simplisme.

À peine eus-je publié l’article dont je parlais tout à l’heure, que je fus littéralement inondé de lettres : « Que voulez-vous dire ? » me demandait-on. « Excusez-vous donc réellement le suicide ? » Quelques-uns paraissaient ravis de me voir, suivant eux, l’excuser. Et voici que, ces jours derniers, un écrivain, N. P., m’envoya un article de lui, paru dans une revue de Moscou, la Distraction. Comme je ne reçois pas ordinairement cette Distraction, j’attribue l’envoi de l’article à l’aimable auteur. Il condamne ma prose et la raille.

« J’ai reçu, écrit-il, le numéro d’octobre du Carnet d’un écrivain. Je l’ai lu et suis demeuré pensif. Il y a d’excellentes choses dans ce fascicule ; d’autres, beaucoup d’autres, sont étranges et nous en exprimerons brièvement notre étonnement. À quoi bon, par exemple, insérer dans ce fascicule, le « raisonnement d’un suicidé par ennui » ? Je ne comprends pas la raison de cette publication. Ce raisonnement, si l’on peut appeler ainsi des paroles délirantes d’homme à moitié fou, est connu depuis longtemps. Il est un peu paraphrasé, comme de juste.

« Sa réapparition de nos jours, dans le carnet d’un écrivain comme Dostoïevsky, fait l’effet d’un anachronisme un peu ridicule. Nous sommes dans un siècle aux idées de fer, aux opinions positives, dans le siècle de « la vie à tout prix ». Bien entendu, il y a encore des suicides avec ou sans raisonnement, mais on ne fait plus attention à ces « héroïsmes mesquins ». C’est vraiment trop bête ! Il y eut un temps où le suicide, surtout le suicide « avec raisonnement » avait ses panégyristes ; mais ce temps pourri est loin de nous, et il n’y a pas lieu de le regretter.

« Comment pleurer sur un suicidé qui meurt en raisonnant comme le Carnet de M. Dostoïevsky ? C’est un égoïste grossier, l’un des membres les plus nuisibles de la société humaine. Il ne peut donc même pas faire sa stupide besogne sans faire parler de lui ? Il avait le droit de mourir sans aucun raisonnement. »