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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

la vérité, si nous considérons la question au point de vue le plus élevé. Mais il s’agit de bien poser cette question, sinon tout ne sera que gâchis dans nos cervelles russes. En Europe, la vie et la pratique ont amené un commencement de solution, absurde il est vrai, mais qui n’établit, du moins, plus de confusion entre le point de vue moral et le droit historique. Je voudrais rendre ma pensée encore un peu plus claire en employant le moins de mots possible.


III


EN EUROPE


Il y a en Europe, la féodalité et la chevalerie. Mais, pendant mille ans, la bourgeoisie crût, se fortifia, livra à la fin une bataille aux descendants des chevaliers, les battit et les chassa. Alors triompha le dicton : Ôte-toi de là que je m’y mette ! — Mais après s’être substituée à l’aristocratie, la bourgeoisie a nettement trompé l’homme du peuple, que, loin de traiter en frère, elle a transformé en forçat chargé de la nourrir. Notre Stiva russe s’est bien qu’il a tort : il ne persiste à suivre sa voie que parce qu’il y trouve confort et plaisir. Le Stiva étranger ne voit pas les choses de la même façon, il se croit dans son droit et semble plus logique. À son avis, l’histoire suit son cours ; il a pris la place du noble parce qu’il l’a vaincu et comprend que le peuple, négligeable à l’époque de la lutte, commence, à son tour, à prendre des forces. Il saisit très bien que, si le peuple devient capable de le déposséder comme lui même a dépossédé le « chevalier », il n’y manquera pas. Où est le droit ? Il n’y a là que logique historique. Le bourgeois se fut prêté à bien des concessions s’il eût pu s’arranger avec l’ennemi ; il a même essayé de transiger.