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Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/396

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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Mais il a compris aussi que l’adversaire ne veut pas partager ; qu’il veut tout à son tour, que les concessions affaiblissent et, sur le tard, il a résolu de ne céder en rien. Il s’apprête maintenant à la bataille.

Sa position est peut-être désespérée, mais il est dans la nature humaine que le courage croisse avec les chances de lutte ; et il ne désespère pas. Il met en œuvre tous ses moyens de résistance et fatigue l’ennemi avant la bataille.

Voilà où en sont les choses en Europe : il est vrai qu’il fut un temps où la question présentait un état moral. Il y a eu des fouriériste, des cabétistes et de luttes féroces à coups de brochures entre les différentes écoles. On bataille au sujet de quelques très hauts principes. Mais à présent les meneurs des prolétaires ont écarté tout cela. Ils veulent la lutte matérielle, montent une armée, organisent des caisses de ravitaillement et se disent sûrs de la victoire. « Après le triomphe tout s’arrangera, même s’il y a eu des flots de sang répandus. » Et pourtant certains des leaders prêchent au nom du droit moral des pauvres. Les chefs vrais du mouvement tolèrent ces idéologues pour parer l’œuvre, pour lui donner une apparence de justice plus haute. Parmi les leaders qui se réclament du droit, on trouve des intriguants, mais aussi de véritables apôtres. Ces derniers ne veulent rien pour eux-mêmes ; ils ne travaillent que pour le bonheur de l’humanité. Mais le bourgeois les attend, campé sur une solide position, et déclare qu’on ne le forcera pas à coups de bâton ou de fusil à devenir le frère de qui que ce soit. Les adversaires lui répondent qu’ils n’admettent pas que le bourgeois soit capable de devenir le frère des gens du peuple, qu’ils l’excluent entièrement de la fraternité ; et que la bourgeoisie ne représente que cent millions de têtes destinées à tomber : « Nous en finirons avec vous, disent-ils, pour le bonheur de l’humanité. » D’autres meneurs affirment qu’ils se moquent de toute fraternité, que le christianisme est une plaisanterie et que l’humanité s’organisera sur des bases scientifiques. Les bases scientifiques, réplique le bourgeois, ne sont qu’une vaste blague. On s’amuse à