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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

« Pourquoi cette nouvelle édition de notre monde ? Je ne puis aimer que ma Terre, celle où demeurent les traces de mon sang, celle que j’ai été assez ingrat pour quitter en me brûlant la cervelle. Ah ! jamais je n’ai cessé de l’aimer, celle-là, même la nuit de la séparation, peut-être même, cette nuit-là, l’ai-je aimée plus douloureusement que jamais. ― Y a t-il de la souffrance sur cette copie de notre monde ? Sur notre Terre, il n’y a d’êtres aimants que pour la souffrance et par la souffrance. Ô combien j’aspirerais à baiser le sol du cher astre abandonné, à l’embrasser en pleurant ! Je ne veux d’aucune existence sur un autre astre ! »

Mais mon compagnon m’avait déjà laissé seul et, tout à coup, ― sans savoir comment, je me trouvai sur cette nouvelle terre, baigné de la lumière d’une journée paradisiaque. J’avais pris pied, me semble-t-il bien, sur l’une des îles de l’archipel grec ou sur une côte voisine. Oh ! que tout était bien terrestre, mais comme tout brillait d’une lumière de fête ! Une mer caressante, d’une couleur smaragdine, frôlait la plage, qu’elle semblait baiser avec un amour presque conscient. De grands arbres innombrables, fleuris et parés de belles feuilles brillantes, me félicitaient, j’en suis sûr, de mon arrivée, tant leur frisselis faisait une tendre musique. L’herbe était diaprée de fleurs embaumées. Dans l’air, des oiseaux volaient par troupes, et beaucoup d’entre eux, sans montrer la moindre frayeur, venaient se poser sur mes mains, sur mes épaules en battant gentiment des ailes. Bientôt les hommes de cette terre heureuse vinrent à moi, ils m’entourèrent joyeusement et m’embrassèrent. Comme ces enfants d’un autre soleil étaient beaux ! Sur mon ancienne terre, pareille beauté était introuvable. C’est à peine si chez nos plus petits enfants on pourrait découvrir un faible reflet de cette beauté. Les yeux de ces êtres heureux brillaient d’un doux éclat. Leurs visages exprimaient la sagesse et une conscience sereine, une gaîté charmante. Leurs voix étaient pures et joyeuses comme des voix d’enfants. Dès le premier regard, je compris tout. J’étais sur une terre qui n’avait pas encore été profanée par le péché. L’humanité vivait comme