Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/446

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
442
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

la légende veut qu’aient vécu nos premiers ancêtres, dans un paradis terrestre. Et ces hommes étaient si bons que, lorsqu’ils m’emmenèrent vers leurs demeures, ils s’efforçaient, par tous les moyens, de chasser de mon être le plus léger soupçon de tristesse. Ils ne m’interrogeaient pas, mais ils semblaient savoir tout ce qui me concernait, et leur plus grand souci était de me voir redevenir vraiment heureux.


IV


Bien que je n’aie ressenti ces choses que dans un songe, le souvenir de l’affectueuse sollicitude de ces hommes innocents est resté en moi pour toujours. Je sens que leur affection me suit encore de là-bas.

Pourtant je ne les comprenais pas en tout. Je ne suis qu’un progressiste russe, un prosaïque pétersbourgeois, et il me paraissait invraisemblable que, sachant tout ce qu’ils savaient, ils ne fussent aucunement préoccupés de nos sciences. ― Je dus admettre bientôt que l’essence leur savoir était différente de celle de notre instruction et que leurs aspirations étaient tout autres que les miennes, par exemple. Leurs désirs étaient calmes ; ils ne souhaitaient pas, comme nous, connaître le sens de la vie, parce que leur existence était plus remplie que la nôtre. Leur savoir était, en réalité, plus haut et plus profond que celui dont nous nous targuons. Ils connaissaient tout sans science et sans fureur d’apprendre des formules. Je compris comment ils concevaient les choses ; mais ne pus arriver à les concevoir comme eux. Ils me montraient leurs beaux arbres, et je me sentais incapable de l’amour qu’ils manifestaient pour eux. Je crois même qu’ils allaient jusqu’à parler avec les végétaux. Oui, ils connaissaient la langue de ce que nous appelons la nature inanimée et parvenaient à communiquer avec elle. Bien entendu, ils avaient des rapports affectueux avec les animaux, qui ne songeaient même pas à les attaquer. Ils me montraient aussi les étoiles et me disaient,