Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/469

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
465
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

III


LES PROPRIÉTAIRES D’AUTREFOIS. LES DIPLOMATES DE DEMAIN.


Mais je me suis bien éloigné de mon point de départ. J’ai commencé en disant que je me trouve à la campagne et que j’en suis heureux. Il y a déjà longtemps que je n’ai vécu à la campagne. Mais je vous parlerai des champs un peu plus tard. Je me bornerai, pour l’instant, à dire que je me réjouis d’être ici et de n’avoir pas été à l’étranger. Au moins je ne verrai pas les Russes faisant les badauds de l’autre côté de la frontière. Vraiment à notre époque de patriotisme, alors que, chez nous, on a la préoccupation d’être plus foncièrement russe que jamais, il est pénible de contempler nos émigrants, les intellectuels, se transformer en je ne sais quelle race sans caractère et sans nationalité appréciables. Je ne parle pas des pères : ils sont incorrigibles ; laissons-les de côté, mais je m’intéresse aux malheureux enfants, dont les parents font, à l’étranger, des êtres sans nom. Les pères deviennent ridicules, à la fin, aux yeux mêmes des « Européens » russes les plus enragés. M. Bourénine, qui a suivi la récente guerre comme correspondant d’un journal, nous raconte, dans l’une de ses lettres, l’amusante rencontre qu’il a faite de l’un de nos « Européens » des années quarante, maintenant orné de vénérables boucles de cheveux blancs.

Ce Russe fantaisiste, qui vit toujours à l’étranger, est venu « voir la lutte » (sans doute d’une distance respectable) ; il faisait de l’esprit en wagon à propos de tout, renouvelant les plaisanteries dont s’amusaient déjà ces Messieurs il y a quarante ans ; c’est-à-dire qui crossait l’esprit russe, les Slavophiles, etc. Il vit à l’étranger parce que, dit-il, il n’y a rien à faire en Russie pour un