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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

III


LE MILIEU



Il semble qu’une sensation doive être commune à tous les jurés du monde : celle du pouvoir et surtout du pouvoir sur soi-même, sensation qui peut devenir dangereuse quand elle est trop dominante. Mais même étouffée par des sentiments plus nobles, elle doit subsister dans l’âme de tout juré.

C’est pour cela, je m’en souviens, que j’étais fort curieux de voir ce qui se passerait lors de l’institution des tribunaux nouveau modèle : je me figurais des séances où presque tous les jurés seraient des paysans, ― les serfs d’hier. Le procureur, les avocats s’adresseraient à eux en les flagornant ; nos moujiks siégeraient fièrement et penseraient en écoutant les débats : « Bon ! Maintenant, j’acquitterai si cela me convient : sinon j’enverrai mon justiciable en Sibérie. »

Et voilà pourtant, ― et la chose est digne de remarque, certes, ― que nos jurés punissent rarement, acquittent presque toujours. Sans doute ils éprouvent quelque jouissance à user ainsi de leur pouvoir. Mais ils doivent aussi être influencés par un courant d’idées différent ― et général. La manie de l’acquittement coûte que coûte sévit non seulement chez les paysans, hier humiliés et offensés, mais encore chez les jurés de toute provenance, ― même aristocratique. ― Cette identité d’impression nous offre un thème à réflexions assez curieuses.

Dernièrement, dans l’un de nos journaux influents, je lisais un article qui me parut sérieux et de ton modéré. J’y notai le bout de paragraphe suivant : « Nos jurés ne sont-ils pas enclins, comme tous les hommes le seraient à leur place, à jouer des tours à l’autorité, quand ce ne serait que pour montrer que les choses ont changé ― et