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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

un peu aussi pour ennuyer le procureur. Pensez donc ! Ces gens-là étaient serfs hier et les voici aujourd’hui investis d’un pouvoir extraordinaire ! »

L’idée n’est peut-être pas fausse et me paraît assez humoristique, mais elle ne peut tout expliquer.

Il faut songer encore qu’il est bien dur de briser la vie d’un être humain et que nos jurés sont humains eux aussi. Le peuple russe est porté à la pitié, déclarent beaucoup de gens. Toutefois, je pensais que le peuple anglais aussi est pitoyable, et que s’il est moins veule de cœur que nos Russes, il n’est pas dépourvu d’idéal humanitaire. C’est un peuple d’une conscience très chatouilleuse et qui a créé lui-même l’institution du jury, ― loin de la recevoir en quelque sorte en cadeau.

Et cependant, en Angleterre, le juré comprend que dès qu’il siège dans un tribunal, il n’est pas seulement un homme sensible et miséricordieux, mais encore et avant tout un citoyen. Il pense même (à tort ou à raison) que le souci d’accomplir son devoir civique doit primer chez lui le désir de juger avec son cœur. Récemment encore une vive agitation se manifesta là-bas à la suite de l’acquittement d’un voleur avéré. Le mécontentement du public anglais prouva que s’il n’est pas impossible de rendre de pareils arrêts dans le pays, ― des arrêts à la russe, ― les jurés qui les ont rendus n’en ont pas moins à redouter l’indignation de leurs compatriotes. L’homme qui veut être un « citoyen » doit être capable de se hausser jusqu’à la compréhension de l’opinion générale du pays. Oh ! là-bas aussi on veut bien faire une part à l’influence du « milieu corrupteur » auquel a pu appartenir l’accusé, mais on fait cette part avec mesure.

C’est pour cela que souvent les jurés anglais, le cœur serré, prononcent le verdict qui condamne ; ils comprennent, en effet, qu’en dépit de toutes les considérations humanitaires, le vice est le vice et le crime est le crime aux yeux des libres Anglais.

— Mais comment voulez-vous, m’objectera-t-on ici, que nos Russes voient de la même façon ? Pensez à ce qu’ils étaient hier ! Les droits civils (et quels droits !) leur sont tombés comme du ciel. Il en sont comme écrasés. —