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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

soit spirituel. Père de plusieurs enfants mariés, déjà vieux lui-même, il promène sur toute chose un sourire qui n’est pas toujours aussi innocent qu’on pourrit le croire. Il vous donnera un conseil, soit. Mais méfiez-vous de son esprit : il mord. Il n’y là qu’un petit malheur, c’est que cet homme chargé d’être si spirituel. — et pourquoi mon Dieu ? — manque d’esprit au point de dire des platitudes. Il essaie de faire des mots ; mais « cela ne prend pas ». Le lecteur est prêt à lui tenir compte de sa bonne volonté, mais dans la huitième partie il ne dit guère que des choses cyniques et méchantes contre notre société et notre peuple. Ce n’est plus le bonhomme habituel, c’est un négateur de club. Sa théorie politique n’est pas neuve : nous l’avons entendue partout.

— « J’habitais l’étranger, nous dit le prince. Je liais les journaux et n’ai jamais pu comprendre comment les Ruses, tout à coup, se sont pris d’une si belle affection pour leurs frères Slaves. Comment se fait-il que moi, je ne me sente pour eux aucune espèce d’amour ? J’en suis tout chagriné. Je me suis pris pour un monstre (ça, c’est de l’esprit), ou je me suis figuré que Karlsbad produisait son effet de cette façon-là (encore un mot spirituel). Mais en arrivant ici je me suis calmé (je vous crois !) en voyant qu’il y en avait d’autre que moi qui s’occupaient de la Russie et pas du tout des frère Slaves… » Ça c’est profond ! Il faut s’intéresser uniquement à la Russie. Ce n’est pas l’affaire des Russes de s’occuper des Slaves. Ici l’opinion du prince se distingue par son étroitesse. Du reste, dans certaines sphères on n’entend que cela. Mais voici ce qui est infiniment plus malsain, c’est une conversation qui a eu lieu un instant auparavant. Le vieux prince demande à Serge Ivanovitch : «… Mais au nom du Christ ! expliquez-moi pourquoi partent tous ces volontaires. Avec qui vont-ils se battre ? »

— «… Mais avec les Turcs ! » répond en souriant Serge Ivanovitch.

— « Qui donc a déclaré la guerre aux Turc ? Est-ce la comtesse Lydie Ivanovna ou Mme Stahl ? »

Il dévoile son jeu. Ce n’était peut-être que pour dire cela qu’il est arrivé si précipitamment de Karlsbad.