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Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/58

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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Je répète que le bagne a été, pour moi, un long temps d’école. Eh bien ! pas un seul de ces criminels ne songeait à se considérer comme autre chose qu’un criminel. En apparence tous ces forçats étaient des êtres féroces et terribles, pourtant ils ne crânaient qu’avec les nouveaux-venus, dont on se moquait à plaisir. Le plus grand nombre des détenus se composait d’hommes sombres, absorbés, muets sur leurs crimes. On parlait très peu là-bas, et il était presque défendu de parler à haute voix. Parfois, cependant, éclatait un aveu cynique. Alors tout le bagne, comme un seul homme, faisait taire le malencontreux parleur. De cela il était interdit de souffler mot. Je crois que tous ces détenus cachaient de grandes souffrances morales, souffrances purifiantes et fortifiantes. Je les voyais presque toujours pensifs.

Combien de fois je me suis trouvé avec eux à la chapelle du bagne ! J’entendais leurs prières marmottées au moment de la communion ; leurs exclamations étouffées me parvenaient, et je regardais ces visages ! Ah ! croyez-moi, il n’y en avait pas un là qui, en son âme et conscience, se crût innocent !

Je ne voudrais pas que l’on vît, dans mes paroles, la moindre cruauté ; pourtant je veux dire nettement ceci :

Par un sévère châtiment, par la prison, par le bagne, vous sauverez peut-être la moitié de ces pauvres êtres. Vous les allégerez du poids des remords. La purification par la souffrance est, croyez-moi, moins douloureuse que la situation que vous faites à des coupables par des acquittements inconsidérés. Vous ne ferez naître que le cynisme dans l’âme d’un criminel trop facilement renvoyé indemne. Il se moquera de vous et vous le laisserez travaillé d’un espoir dangereux. Vous ne me croyez pas ? Tâchez de connaître l’état d’âme de l’un de ces acquittés. Je suis certain, moi, qu’il sort du tribunal en se disant : « À la bonne heure ! On est maintenant moins sévère et sans doute plus intelligent. Peut-être bien qu’on a peur, aussi. Alors je pourrai recommencer impunément une autre fois. Je suis dans une telle misère qu’on ne saurait vraiment exiger que je ne vole pas. »

Vous figurez-vous qu’en passant l’éponge sur tout