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Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/583

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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

cela ? Sans doute il y a eu quelques moments regrettables dans sa vie — ou alors que signifieraient ces gémissements, ces cris, ces larmes, ces aveux, ces : « je suis tombé ! » cette confession passionnée faite à l’ombre de sa mère ? Il s’est flagellé lui-même jusqu’à la torture.

Voici des vers qui jettent un jour singulier sur l’une de ses préoccupations :

Le vent soufflait, il pleuvait
Quand du gouvernement de Poltawa
J’arrivai dans la Capitale ;
J’avais à la main un long bâton,
Auquel était accroché un sac vide,
J’avais sur le dos une pauvre fourrure de mouton,
Dans ma poche quinze grosch.
Sans argent, sans nom.
J’étais petit de taille et ridicule à voir ;
Mais quarante ans se sont passés,
Et j’ai un million dans ma poche.

Le million ! Est-ce là la démoniaque obsession de Nékrassov ? Eh quoi ! aimait-il tant l’or, le luxe, le plaisir et est-ce pour cela qu’il est tombé dans « l’esprit pratique » ?

Non ce ne fut pas ce démon qui l’obséda. Disons tout d’abord que c’était le démon de la fierté, et non pas celui de l’avarice.

Il éprouvait seulement le besoin de posséder quelque aisance afin de pouvoir vivre à l’écart, mettre un mur entre lui et les autres hommes et ne regarder que de loin leurs luttes perverses.

Je crois que ce besoin exista déjà dans l’enfant de quinze ans, qui se trouva sur le pavé à Pétersbourg après s’être presque enfui de chez son père. Si jeune encore, son âme était blessée ; il ne voulait pas rechercher de protecteurs. Ce n’était peut-être pas encore cette méfiance des hommes qui se glissa pourtant de bonne heure en lui, ce n’était qu’un instinct. « Admettons, se disait-il sans doute, admettons qu’ils ne soient pas aussi méchants et perfides qu’on le raconte ; mais je crois que, sans méchanceté aucune, ils vous perdraient s’il y allait de leur