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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

pour nous étudier. Ils ont réunis des documents, des chiffres, des faits. Quelques investigations ont même été plus loin et nous en sommes extrêmement reconnaissants à ceux qui les ont faites, car il nous serait profitable d’être connus. Mais de toutes ces études, il n’est rien sorti de vrai, de synthétiquement vrai. Les efforts des chercheurs se brisaient toujours à quelque obstacle.

Quand il s’agit de la Russie, une imbécillité enfantine s’empare de ces mêmes hommes qui ont inventé la poudre et su compter tant d’étoiles dans le ciel qu’ils croient vraiment pouvoir les toucher. Cela se manifeste aussi bien pour des vétilles qu’au cours de savants travaux destinés à faire connaître l’importance et l’avenir de notre patrie. Cependant on a dit quelques choses exactes sur nous : on a constaté que la Russie se trouve située entre tels et tels degrés de latitude et de longitude, qu’elle abonde en ceci et en cela et qu’elle renferme des régions où l’on voyage dans des traineaux attelés de chiens. En plus de ces chiens, on sait qu’il y a en Russie des hommes très bizarres, constitués comme les autres hommes et pourtant ne ressemblant à personne. Ils tiennent à la fois de l’Européen et du Barbare. On sait que notre peuple est assez ingénieux, mais qu’il manque de génie propre ; qu’il est très beau ; qu’il vit dans des cabanes de bois nommées isbas, mais que son développement intellectuel est retardé par les paralysantes gelées hivernales. On n’ignore pas que la Russie encaserne une armée très nombreuse, mais on se figure que le soldat russe, simple mécanisme perfectionné, bois et ressort, ne pense pas, ne sent pas, ce qui explique son involontaire bravoure dans le combat ; que cet automate sans indépendance est à tous les points de vues à cent piques au-dessous du troupier français. Il est admis que ce pays a possédé un empereur, un certain Pierre, surnommé le Grand, monarque non dénué de capacités, mais à demi civilisé et dévoré de passions sauvages ; on n’a pas été sans entendre dire qu’un Genevois, appelé Lefort, le sortit de sa barbarie primitive, en fit une sorte d’homme d’esprit et lui suggéra de créer une marine, de forcer ses sujets à se raser et à couper leurs caftans trop longs. L’effet du rasoir sur-