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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

tout fut merveilleux : une fois glabres, les Russes devinrent très vite quelque chose comme des Européens. Si Genève n’avait pas eu la bonté de donner Lefort au monde, les Russes auraient encore leurs barbes et nul progrès, par conséquent, ne se fût accompli en Russie. Ces exemples suffisent : tous les autres renseignements collectionnés sont de la même force. Et nous ne plaisantons pas : ouvrez tous les volumes écrits sur nous par divers voyageurs, vicomtes, barons et, de préférence, marquis, lisez-les attentivement et vous verrez si nous nous moquons de vous. Le plus curieux c’est que ces livres sont, pour la plupart, œuvres de gens d’un esprit indiscutablement distingué. Et cette incapacité des voyageurs à distinguer les caractéristiques du Russe, vous la retrouverez chez presque tous les étrangers établis chez nous. Ils passent quelquefois des quinze et des vingt années à s’orienter dans notre milieu, avant d’avoir saisi une parcelle de vérité, avant de s’être familiarisés avec une seule idée russe.

Prenons d’abord notre voisin le plus proche : l’Allemand. Toutes sortes d’Allemands viennent chez nous, fils d’États libres, sujets de rois de Souabe et d’ailleurs, savants attirés par de sérieux buts d’études, braves roturiers dont la spécialité plus modeste, mais utile, est de cuire des pains et de fumer des saucissons. Que de Webers et combien de Lüdekens ! D’autres encore s’ingénient à faire connaître aux Russes les curiosités européennes ; ils nous arrivent avec des géants et des géantes, des marmottes savantes, des singes, que les Allemands, comme chacun sait, ont inventés pour le plus grand plaisir des Russes. Mais quelles que soient leurs différences d’origine, d’éducation, d’intelligence et de but, tous les Allemands, dès leur apparition, sont d’accord quand il s’agit de juger le Russe : ils se défient de lui et le méprisent plus ou moins ostensiblement.

Certains Allemands encore débarquent dans notre pays pour servir chez des gentilshommes ou gérer des propriétés ; il en est qui, poussés par le démon de l’histoire naturelle, entreprennent de donner la chasse aux hannetons russes et acquièrent ainsi une gloire immortelle. Il en est qui, pour se rendre vraiment utiles, se livrent à de