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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

jourd’hui un paysan regarde autour de lui et constate que, seuls, les exploiteurs et les usuriers peuvent vivre, qu’on ne travaille que pour eux. « Eh bien, se dit-il, moi aussi je deviendrai usurier. » Un autre se contentera de devenir un ivrogne, non parce que la pauvreté lui pèse, mais parce que l’injustice le dégoûte. Que faire contre cela ? C’est le sort, le fatum. On a compté que le peuple a maintenant environ vingt supérieurs de plus qu’autrefois, des gens qui s’occupent de ses affaires et les tiennent en tutelle. Il avait déjà assez de supérieurs, voici qu’on lui en impose vingt de plus. Il ne lui reste guère plus de liberté qu’à une mouche tombée dans une assiette pleine de mélasse. Mais le pis de tout, c’est qu’avec toutes ces entraves, le peuple n’a pas de vrais conseillers moraux. Il n’a plus que Dieu et le Tzar. Il y a chez nous beaucoup d’hommes intelligents, mais ils ne comprennent pas le peuple russe. Et pourquoi notre société n’a-t-elle plus d’énergie ? Parce qu’elle ne s’appuie pas sur le peuple et que le peuple n’est pas avec elle moralement. Vous, les aristocrates, vous vous êtes civilisés en deux siècles, mais vous vous êtes éloignés du peuple. Vous affirmerez en vain que c’est vous qui vous êtes occupé de lui, qui le défendez dans vos écrits. Certes, vous faites tout cela, mais le peuple est persuadé que ce n’est pas de lui que vous vous inquiétez, mais bien de quelque autre population imaginaire qui ne lui ressemble pas. Il croit aussi que vous le méprisez et vous ne vous apercevez pas vous-même du mépris que vous avez pour lui tant ce sentiment, reste des temps d’esclavage est instinctif chez vous. Et ce mépris à commencer dès que le peuple, asservi par vous, a été entravé dans ses efforts vers la civilisation. Il nous est devenu presque impossible de nous rallier au peuple. Et ici je répète mes paroles d’autrefois : Le peuple russe est avant tout orthodoxe, vit de l’idée orthodoxe, même quand il ne la comprend pas, ou plutôt ne sait pas expliquer sa croyance. Toutes ses autres idées lui viennent de là, même les mauvaises, les criminelles. Il veut que tout s’y rapporte. J’ai déjà fait rire de moi quand j’ai soutenu cette thèse. Nos russes éclairés n’admettent pas tant de force de principe chez le peuple, qu’ils nous montrent