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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

« moi ? » Le mot est énergique et beau, soit ! Mais pourquoi vouloir, ô lecteur bénin, que ce soit toujours à toi, à toi seul, que ce mot s’applique ? N’y a-t-il pas d’autres cochons que toi ? N’aurais-tu pas des raisons cachées qui expliqueraient ton soupçon ?

« La seconde chose que je te ferai observer, ô ami feuilletoniste, c’est que tu te montres vaniteux dans tes feuilletons : tu fais, dans tes colonnes, une consommation folle de généraux, de princes, d’excellences de toute espèce, qui, d’après toi, seraient toujours pendus à tes trousses. Un jour c’est un prince opulentissime que tu as blagué dans ton article et qui, pour se concilier ta bienveillance, t’invite à diner. Mais toi, l’incorruptible, tu lui signifies nettement qu’il peut garder son diner. — Un autre jour c’est un lord anglais de passage en Russie qui t’interroge, et toi, dans une causerie intime, tu lui dévoiles tous les dessous du pays. Très intéressé et un peu épouvanté, ton lord télégraphie à Londres : crac ! le lendemain, le ministère de Victoria saute ! Je te retrouve sur la Perspective Newky, faisant un tour de deux à quatre et, tout en te promenant, tu expliques le mécanisme gouvernemental à trois politiciens en retraite qui courent derrière toi pour ne pas perdre un mot de ta conférence en plein air.

« Tu rencontres un capitaine de la garde qui a perdu au jeu, et tu lui jettes 200 roubles. En un mot tu es partout, partout où il est « chic » de se montrer ; tu es doué du don d’ubiquité mondaine. La haute société t’obsède d’invitations. Il ne se mange pas de truffes sans que tu en aies ta part ; rien ne se fait sans toi. En province, tu dois passer pour un demi-dieu. Mais crois-tu que l’habitant de Pétersbourg ou de Moscou se laisse éblouir aussi facilement ? Il sait que tu n’es qu’un scribe, payé par ton directeur, que tu loues ceux qui lui plaisent et démolis ceux qu’il voit d’un mauvais œil ; que tu es un dogue qu’on lance sur qui l’on veut. Encore, si tu défendais une fois par hasard une idée à toi ! Mais on n’ignore pas que tu n’as aucune idée personnelle. Comptes-tu, après cela, sur mon respect ?