Page:Dostoïevski - L’Éternel Mari, trad. Nina Halpérine-Kaminsky, 1896.djvu/52

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— Que voulez-vous que je continue ? fit-il. Représentez-vous d’abord, Alexis Ivanovitch, un homme tué, vraiment tué ; un homme qui, après vingt ans de mariage, change de vie, se met à traîner par les rues poussiéreuses, sans but, comme s’il marchait par la steppe, presque inconscient, d’une inconscience qui lui procure encore un certain calme. C’est vrai : je rencontre parfois une connaissance, même un véritable ami, et je passe à dessein, pour ne pas l’aborder dans cet état d’inconscience. À d’autres moments, au contraire, on se souvient de tout avec tant d’intensité, on éprouve un besoin si impérieux de voir un témoin de ce passé à jamais disparu, on sent battre si fort son cœur qu’il faut absolument, que ce soit de jour, que ce soit de nuit, courir se jeter dans les bras d’un ami, quand même il faudrait pour cela le réveiller à quatre heures du matin. Il se peut que j’aie mal choisi mon heure, mais je ne me suis pas trompé sur l’ami : ça à présent, je me sens pleinement réconforté. Quant à l’heure, je croyais, je vous assure, qu’il était à peine minuit. On boit son propre chagrin, et on s’en trouve en quelque sorte enivré. Et alors, ce n’est plus du chagrin, c’est comme une nouvelle nature que je sens battre en moi…