Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/103

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morceau de papier, le prêtre présente la croix, le condamné tend avidement ses lèvres blêmes, il regarde et — sait tout. Une croix et une tête, voilà le tableau ; le prêtre, le bourreau et ses deux aides, dans le bas quelques figures de spectateurs, — tout cela, on peut le laisser, pour ainsi dire, au troisième plan, dans un brouillard, ce n’est que l’accessoire… Voilà comment je conçois le tableau.

Le prince se tut et regarda toute la société.

— Cela, sans doute, ne ressemble pas au quiétisme, murmura Alexandra, comme se parlant à elle-même.

— Eh bien, maintenant, racontez vos amours, dit Adélaïde.

Le prince fixa sur elle un regard étonné.

— Écoutez, reprit la jeune fille avec une sorte de précipitation, — vous parlerez plus tard du tableau que vous avez vu à Bâle, maintenant je veux entendre l’histoire de vos amours ; ne niez pas, vous avez été amoureux. D’ailleurs, dès que vous commencerez à raconter, vous cesserez d’être philosophe.

— Dès que votre récit est terminé, vous êtes honteux de l’avoir fait, observa brusquement Aglaé. — Pourquoi cela ?

— Comme c’est bête, à la fin ! dit la générale en regardant Aglaé avec indignation.

— Ce n’est pas spirituel, fit à son tour Alexandra.

— Ne la croyez pas, prince, poursuivit Élisabeth Prokofievna en s’adressant à Muichkine, — elle fait cela exprès, par entêtement ; elle n’a pas été si sottement élevée ; n’allez pas vous figurer je ne sais quoi parce qu’elles vous taquinent ainsi. Assurément elles ont ourdi quelque chose, mais elles vous aiment ; je connais leurs visages.

— Je les connais aussi, répondit le prince en accentuant ces mots de façon à leur donner une signification particulière.

— Comment cela ? demanda Adélaïde intriguée.

— Qu’est-ce que vous savez de nos visages ? questionnèrent également les deux autres.

Mais le prince se taisait et avait pris un air sérieux ; les trois jeunes filles attendaient sa réponse.