Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/102

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vous, tout d’un coup vous éprouvez une irrésistible envie de vous asseoir, de fermer les yeux et d’attendre, — advienne que pourra !… Le voyant dans cet état de faiblesse, le prêtre, silencieusement et d’un geste rapide, lui approcha la croix des lèvres, une petite croix latine, en argent. Il fit cela à plusieurs reprises. À ce contact, le condamné paraissait se ranimer durant quelques secondes, il ouvrait les yeux et marchait. Il baisait la croix avidement, avec la précipitation inquiète d’un homme qui, avant de partir en voyage, a peur d’oublier un objet dont il est dans le cas d’avoir besoin, mais il est à croire que toute idée religieuse était absente de sa conscience. Et il en fut ainsi jusqu’au moment où on l’attacha sur la planche… Il est étrange que, dans ces dernières secondes, la syncope se produise rarement ! Au contraire, la tête garde une vie très-intense et travaille sans doute avec une force extrême, comme une machine en mouvement. J’imagine que toutes sortes d’idées bourdonnent alors sous le crâne, des idées ébauchées, peut-être même ridicules, nullement en situation, dans le genre de celles-ci : « Tiens, ce spectateur a une verrue sur le front, le bourreau a un bouton rouillé à son habit »… Et pourtant vous savez tout, vous vous rappelez tout ; il y a un point qu’il est impossible d’oublier, on ne peut pas s’évanouir, et tout gravite autour de ce point. Et penser que cela dure ainsi jusqu’au dernier quart de seconde, lorsque la tête, déjà passée dans la lunette, attend, sait, et tout d’un coup entend le fer glisser au-dessus d’elle ! On doit certainement l’entendre ! Moi, si j’étais couché sur la bascule, je prêterais l’oreille exprès et je percevrais ce son ! Il ne se produit peut-être que pendant la dixième partie d’un instant, mais on ne peut pas ne pas l’entendre ! Et, figurez-vous, c’est encore aujourd’hui une question de savoir si, pendant la première seconde qui suit le supplice, la tête n’a pas conscience de sa décollation, — quelle idée ! Et si cet état persiste durant cinq secondes… Peignez l’échafaud de façon à ne mettre en évidence que la dernière marche : le criminel vient de la gravir, son visage est pâle comme un