Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/194

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serai-je ta victime, homme sans vergogne et sans honneur ?

— Marfa Borisovna, Marfa Borisovna ! C’est… le prince Muichkine. Le général Ivolguine et le prince Muichkine, balbutiait Ardalion Alexandrovitch, déconcerté et tremblant.

— Croirez-vous, reprit la maîtresse du logis en s’adressant tout à coup au prince, — croirez-vous que cet homme éhonté n’a pas épargné mes enfants orphelins ? Il a tout volé, tout emporté, tout vendu, tout mis en gage, il n’a rien laissé. Qu’est-ce que je ferai de tes lettres de change, homme astucieux et sans conscience ? Réponds, fourbe, réponds-moi, cœur insatiable : avec quoi, avec quoi nourrirai-je mes enfants orphelins ? Il arrive maintenant en état d’ivresse, il ne peut pas se tenir sur ses jambes… Par quoi ai-je irrité le Seigneur Dieu, infect drôle, réponds ?

Mais cette question intéressait peu le général.

— Marfa Borisovna, voici vingt-cinq roubles… c’est tout ce que je puis… et encore je les dois à la générosité de mon noble ami, le prince ! Je me suis cruellement trompé ! Telle est… la vie… Et maintenant… excusez-moi, je suis faible, dit Ardalion Alexandrovitch, qui, debout au milieu de la chambre, saluait de tous côtés ; — je suis faible, excusez-moi ! Lénotchka ! un coussin… chère !

Lénotchka, fillette de huit ans, courut aussitôt chercher un coussin et le posa sur le mauvais divan de toile cirée. Le général avait l’intention de dire encore bien des choses, mais dès qu’il eut pris place sur le divan, il se tourna du côté du mur et instantanément s’endormit du sommeil du juste. D’un air cérémonieux et affligé Marfa Borisovna montra au prince une chaise près d’une table de jeu ; elle-même s’assit en face du visiteur, appuya sa joue droite sur sa main et se mit à soupirer silencieusement, les yeux fixés sur le prince. Les trois enfants, deux petites filles et un petit garçon (Lénotchka était l’aînée), s’approchèrent de la table, s’y accoudèrent et tinrent aussi leurs regards attachés sur Muichkine. De la pièce voisine sortit Kolia.

— Je suis bien aise de vous avoir rencontré ici, Kolia, lui