Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/213

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

un voleur ; j’ai volé je ne sais comment. Il y a deux ans de cela, c’était un dimanche, à la campagne, chez Sémen Ivanovitch Ichtchenko. Il avait du monde à dîner. Après le repas, les hommes restèrent à table pour boire du vin. J’eus l’idée d’aller demander un morceau de piano à Marie Séménovna, la fille de notre amphitryon. En traversant la pièce du coin, j’aperçois un billet de trois roubles, un billet vert, sur la table à ouvrage de Marie Ivanovna : elle l’avait sans doute mis là pour acquitter quelque compte de ménage. Dans la chambre, personne. Je prends l’assignat et je le fourre dans ma poche, pourquoi ? — je l’ignore. Je ne comprends pas à quelle inspiration j’ai obéi. Seulement, je rentrai au plus vite à la salle à manger et je repris ma place à table. En attendant ce qui allait résulter de là, j’étais assez agité, je bavardais sans discontinuer, je racontais des anecdotes, je riais ; ensuite j’allai m’asseoir auprès des dames. Au bout d’une demi-heure environ, on s’aperçut de la disparition du billet et l’on commença à interroger les servantes. L’une d’elles, Daria, fut soupçonnée. Je manifestai une curiosité et un intérêt extraordinaires ; je me rappelle même que, pendant que Daria était toute troublée, je multipliais les instances pour la décider à avouer, en lui garantissant la clémence de Marie Ivanovna, et je tenais ce langage à haute voix, devant tout le monde. Tous avaient les yeux fixés sur moi et j’éprouvais un plaisir extrême à penser que je prêchais la servante, tandis que le billet se trouvait dans ma poche. Le même soir je bus ces trois roubles. J’entrai dans un restaurant et je demandai une bouteille de château-laffitte ; il ne m’était encore jamais arrivé de me faire servir ainsi une bouteille sans rien prendre d’autre ; j’avais hâte de dépenser cet argent. Ni alors ni plus tard, je n’ai éprouvé ce qui peut s’appeler un remords de conscience. Certainement, je ne voudrais pas recommencer ; vous le croirez ou vous ne le croirez pas, peu m’importe. Eh bien, voilà tout.

— Seulement ce n’est pas, sans doute, votre pire action dit avec mépris Daria Alexievna.