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fiance. Tu es tout le portrait de ton père ! répondit le prince avec un sourire amical.

Il s’efforçait de cacher le sentiment qu’il éprouvait.

— Je crois à ta voix quand nous sommes ensemble. Je comprends bien qu’on ne peut pas nous mettre sur la même ligne, toi et moi…

— Pourquoi as-tu ajouté cela ? Et voilà que tu es encore fâché, dit le prince, en fixant un regard étonné sur Rogojine.

— Mais ici, mon ami, on ne demande pas notre avis, on a décidé sans nous consulter, reprit Parfène Séménitch, et, après un silence, il poursuivit à voix basse : — chacun de nous a même sa façon particulière d’aimer, c’est-à-dire que nous différons en tout l’un de l’autre. Tu dis que tu as pour elle un amour de compassion. Elle ne m’inspire à moi aucun sentiment de ce genre. D’ailleurs, elle me déteste au plus haut point. À présent, je rêve d’elle chaque nuit : il me semble toujours la voir se moquant de moi avec un autre. C’est ainsi, mon ami. Elle va être ma femme et elle ne se soucie pas plus de moi que du soulier qu’elle vient de quitter. Le croiras-tu ? je ne l’ai pas vue depuis cinq jours, parce que je n’ose lui faire visite, « Pourquoi es-tu venu ? » me demanderait-elle. C’est peu qu’elle m’ait couvert de honte…

— Comment t’a-t-elle couvert de honte ? Qu’est-ce que tu dis ?

— Comme s’il ne le savait pas ! Mais, voyons, elle m’a quitté pour s’enfuir avec toi, elle s’est échappée « de dessous la couronne », ce sont les expressions mêmes dont tu t’es servi tout à l’heure.

— Mais toi-même tu ne crois pas que…

— Est-ce qu’elle ne m’a pas déshonoré à Moscou avec un officier, avec Zemtujnikoff ? Je sais de science certaine qu’elle m’a déshonoré, et cela après avoir fixé elle-même le jour de la cérémonie nuptiale.

— C’est impossible ! s’écria le prince.

— Je le sais positivement, reprit avec conviction Rogojine. — Elle n’est pas ainsi, diras-tu ? Mon ami, il ne faut