Aller au contenu

Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/350

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

VII

Âgé de vingt-huit ans, grand, bien fait, le compagnon du général avait un visage beau et intelligent ; ses grands yeux noirs pétillaient d’esprit et de malice. Aglaé, sans même tourner la tête de son côté, continua à débiter les vers en affectant toujours de ne regarder que le prince et de s’adresser exclusivement à lui. Muichkine comprenait fort bien qu’il y avait dans tout cela un calcul. Sa situation était gênante, mais l’arrivée des deux messieurs lui permit, du moins, de la modifier un peu. En les apercevant, il se leva à demi, adressa de loin un salut aimable au général et fit signe de ne pas troubler la récitation ; puis il se plaça derrière son siège et appuya son bras gauche sur le dossier, de façon à écouter la suite de la ballade dans une position plus commode et moins « ridicule » qu’assis dans un fauteuil. À deux reprises Élisabeth Prokofievna invita par un geste impérieux les nouveaux visiteurs à s’arrêter. L’attention du prince se porta tout particulièrement sur le compagnon du général : il se doutait que ce jeune homme était Eugène Pavlovitch Radomsky, dont il avait déjà beaucoup entendu parler, et à qui il avait plus d’une fois pensé. Un détail seulement déroutait le prince : il avait ouï dire qu’Eugène Pavlovitch était militaire, et le nouveau venu portait le costume civil. Tant que dura la récitation des vers, ce personnage eut sur les lèvres un sourire moqueur, comme s’il avait entendu parler, lui aussi, du « chevalier pauvre ».

« C’est peut-être lui-même qui a imaginé cela », se dit le prince.

Cependant Aglaé mettait dans son débit une telle chaleur, elle paraissait si profondément pénétrée de la pensée du poëte et prononçait chaque mot avec tant de conviction