Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/351

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que non-seulement elle captiva l’attention générale, mais qu’on s’étonna moins de la gravité renforcée avec laquelle tout à l’heure elle avait si solennellement pris place au milieu de la terrasse : ce pouvait être l’effet de l’impression naïve produite sur la jeune fille par les vers qu’elle s’était chargée de faire entendre. Ses yeux brillaient, et deux fois un léger frisson d’enthousiasme parcourut son beau visage. Elle récita ce qui suit :



Il y avait dans le monde un chevalier pauvre,
Silencieux et simple ;
Son visage était pâle et morne.
Son âme franche et audacieuse.

Il avait eu une vision
Que l’esprit ne peut concevoir,
Et cette impression dans son cœur
S’était profondément gravée.

Dès lors, brûlé d’un feu intérieur.
Il ne regarda plus les femmes,
Et ne voulut plus jusqu’au tombeau
Dire un mot à aucune d’elles.

Il portait autour de son cou
Un chapelet au lieu d’écharpe,
Et ne levait devant personne
La visière d’acier de son casque.

Plein d’un amour pur,
Fidèle au doux rêve,
Il avait écrit avec son sang
Les lettres A. M. D. sur son écu.

Et, dans les déserts de la Palestine,
Tandis que, parmi les rochers,
Les paladins couraient au combat
En nommant à haute voix leurs dames,

Il s’écriait avec un accent farouche :
Lumen cœli, sancta Rosa !
Et, comme un tonnerre, sa menace
Terrifiait les musulmans.

De retour à son lointain castel,
Il y vécut dans une réclusion sévère,
Toujours silencieux, toujours triste,
Et mourut comme un insensé.

Plus tard, en se rappelant toute cette scène, le prince fut longtemps tourmenté par une question insoluble pour lui :