Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/369

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héritage au fils de mon bienfaiteur ; mais comme je fais passer l’économie avant tout, et que, d’autre part, je comprends très-bien que cette affaire n’est pas juridique, je ne donnerai pas la moitié de mes millions. Toutefois je commettrais une bassesse trop criante, une infamie trop éhontée, si maintenant, du moins, je ne rendais pas au fils de P… les dizaines de mille roubles que ce dernier a dépensées pour me guérir de l’idiotisme. Ici c’est simplement une affaire de conscience et de stricte justice. Que serais-je devenu, en effet, si P… ne s’était pas chargé de mon éducation et si, au lieu de s’occuper de moi, il avait pris soin de son fils ? »

« Mais non, messieurs ! Nos rejetons ne raisonnent pas ainsi. L’avocat qui, par pure amitié pour le jeune homme et presque malgré lui, presque de force, avait pris en main ses intérêts, eut beau invoquer toutes les considérations de justice, de délicatesse, d’honneur et même de simple calcul, le pensionnaire de la maison de santé suisse resta inébranlable. Tout cela ne serait rien encore, mais voici ce qui est réellement impardonnable et ce qu’aucune maladie intéressante ne saurait excuser : ce millionnaire, à peine sorti des guêtres de son professeur, ne put même pas comprendre que le noble jeune homme qui se tue à donner des leçons lui demandait non une charité, non un secours, mais son droit et son dû, bien que cette créance ne soit pas juridique ; que même, à proprement parler, il ne demandait rien et que c’étaient seulement ses amis qui faisaient une démarche en sa faveur. Avec la tranquille insolence d’un richard fort de ses millions, notre rejeton tire majestueusement de son portefeuille un billet de cinquante roubles et l’envoie au noble jeune homme par manière d’humiliante aumône. Vous ne le croyez pas, messieurs ? Vous êtes révoltés, scandalisés, vous éclatez en cris d’indignation, et pourtant il a fait cela ! Bien entendu, l’argent lui a été aussitôt renvoyé, ou, pour mieux dire, jeté au visage. L’affaire n’est pas du ressort des tribunaux, il ne reste donc qu’à la livrer au jugement de