Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/410

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

tion durant lesquels il sortait de son demi-délire ; alors, rendu pour quelques instants à la pleine conscience de lui-même, le malade parlait, rappelait les idées qui, depuis longtemps déjà peut-être, le hantaient sur son lit de souffrance pendant ses longues et ennuyeuses nuits d’insomnie.

— Allons, adieu ! dit-il brusquement. — Vous croyez qu’il m’est facile de vous dire : adieu ? Ha, ha !

Sentant combien sa question était gauche, il souriait de colère. Puis, comme vexé de ne pouvoir jamais dire ce qu’il aurait voulu, il reprit à haute voix avec un accent irrité :

— Excellence, j’ai l’honneur de vous inviter à mon enterrement, si toutefois vous daignez l’honorer de votre présence… je vous adresse à tous, messieurs, la même invitation qu’au général…

De nouveau, il se mit à rire, mais c’était le rire d’un insensé. Élisabeth Prokofievna inquiète s’approcha de lui et le saisit par le bras. Il la regarda fixement sans cesser de rire ; toutefois, son visage ne tarda pas à reprendre une expression sérieuse.

— Savez-vous que je suis venu ici pour voir des arbres ? Ceux que voici… (il montrait les arbres du parc), ce n’est pas ridicule, hein ? Dites, il n’y a rien de ridicule ? demanda-t-il avec insistance à Élisabeth Prokofievna, et tout à coup il devint songeur ; un instant après, il releva la tête et se mit à chercher des yeux quelqu’un dans la foule. Il cherchait Eugène Pavlovitch, qui se trouvait non loin de lui, à droite, à la même place qu’auparavant. Mais Hippolyte l’avait oublié et il promenait ses regards sur toute la société. — Ah ! vous n’êtes pas parti ! dit-il, quand il eut enfin aperçu Radomsky : — tantôt, vous ne cessiez de rire, parce que j’ai pensé à me mettre à la fenêtre pour haranguer le peuple pendant un quart d’heure… Mais vous savez que je n’ai pas dix-huit ans ; couché sur ce lit ou debout devant cette fenêtre, j’ai passé tant de temps à réfléchir sur toutes sortes de choses… que… Un mort n’a pas d’âge, vous