Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/126

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« allez-vous-en », il n’était nullement irrité. Il y avait chez lui de la dignité, beaucoup même, une dignité qui ne lui seyait aucunement (à ce point qu’elle produisait un effet comique), mais il n’y avait pas de colère. Peut-être s’était-il mis tout d’un coup à me mépriser. Depuis lors, quand je le rencontrais dans l’escalier, ce qui arriva deux ou trois fois, il s’empressait de m’ôter son chapeau, chose qu’il ne faisait jamais auparavant, mais, au lieu de s’arrêter comme autrefois, il passait rapidement et d’un air confus. En tout cas, s’il me méprisait, c’était à sa façon : il avait le « mépris humble ». Peut-être aussi ne fallait-il voir dans son coup de chapeau que la politesse craintive d’un débiteur vis-à-vis du fils de sa créancière, car il doit de l’argent à ma mère et il lui est impossible de s’acquitter. Cette conjecture est même la plus probable. Je voulus d’abord avoir une explication avec lui ; je suis sûr qu’au bout de dix minutes il m’aurait demandé pardon, mais ensuite je jugeai qu’il valait mieux le laisser tranquille.

« Il y a dix jours, Rogojine passa chez moi pour me demander des renseignements au sujet d’une affaire sur laquelle je crois inutile de m’étendre ici. Je ne l’avais jamais vu auparavant, mais j’avais beaucoup entendu parler de lui. Je lui appris tout ce qu’il voulait savoir et il ne tarda pas à se retirer. Je n’avais pas à lui rendre sa visite, puisqu’il n’était venu chez moi que pour affaire, mais il m’avait grandement intéressé, et pendant tout le reste de la journée j’eus l’esprit occupé de pensées étranges, si bien que le lendemain je me décidai à l’aller voir moi-même. Rogojine me reçut avec un mécontentement peu dissimulé ; il me fit même entendre « délicatement » que des rapports suivis entre nous n’avaient aucune raison d’être. Néanmoins je passai chez lui une heure pendant laquelle je ne m’ennuyai pas du tout, et je crois qu’il ne s’ennuya pas non plus avec moi. Entre nous le contraste était tel que nous ne pouvions pas ne pas le remarquer, moi surtout : j’avais déjà fait le compte des jours qu’il me restait à vivre ; lui, au contraire,