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Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/128

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« Vous devriez plutôt, lui disais-je, fondre tout cet or, vous en feriez un petit cercueil pour votre enfant qui a été gelé et dont vous exhumeriez le corps. » Sourikoff recevait avec des larmes de reconnaissance ce conseil ironique et s’empressait de le suivre. Je lançais un jet de salive et m’éloignais. Lorsque j’eus complètement repris mes sens, Kolia m’assura que je n’avais pas dormi une minute et que pendant tout ce temps je lui avais parlé de Sourikoff. Par instants mon agitation était extraordinaire, en sorte que Kolia se retira inquiet. Après son départ, je me levai pour aller fermer la porte au crochet et tout d’un coup je me rappelai un tableau que j’avais vu le matin chez Rogojine, dans une des salles les plus sombres de sa maison, au-dessus d’une porte. Il me l’avait lui-même montré en passant ; je m’étais, je crois, arrêté cinq minutes devant cette toile. Bien qu’elle n’eût rien de remarquable au point de vue artistique, elle n’avait pas laissé de me troubler étrangement.

« Ce tableau représente le Christ au moment où il vient d’être détaché de la croix. À ce qu’il me semble, les peintres qui font des crucifiements et des descentes de croix ont coutume de donner au Christ un visage extraordinairement beau ; ils cherchent à lui conserver cette beauté au milieu même des plus cruels supplices. Dans le tableau de Rogojine rien de pareil ; ici on a réellement sous les yeux le cadavre d’un homme qui a infiniment souffert avant même d’être crucifié, qui a été battu par les gardes, battu par le peuple, quand il portait sa croix et succombait sous ce fardeau, enfin qui a enduré pendant six heures (tel est du moins mon calcul) l’affreux supplice du crucifiement. À la vérité, le visage est celui d’un homme qui vient d’être descendu de la croix, c’est-à-dire que, loin d’être roidi, il garde beaucoup de vie et de chaleur ; l’expression est douloureuse comme si le défunt sentait encore la souffrance (cela a été très-bien saisi par l’artiste) ; en revanche, le visage est peint avec un réalisme impitoyable ; il n’y a ici que la nature, et c’est bien ainsi que doit être le