Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/133

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vie prend, pour me blesser, des formes si étranges. Cette apparition m’a humilié. Je ne saurais me soumettre à la force aveugle qui revêt l’aspect d’une tarentule. Je n’éprouvai d’apaisement qu’à la chute du jour, en sentant que mon parti était pris une fois pour toutes.

« J’avais un petit pistolet de poche que je m’étais procuré dans mon enfance, à l’âge ridicule où l’on se met tout d’un coup à aimer les histoires de duels et de brigands. Je l’ai visité il y a un mois. Dans la boite où il était se trouvaient deux balles et un petit cornet à poudre contenant la valeur de trois charges. Ce pistolet ne vaut rien, il écarte et ne porte qu’à quinze pas, mais, appliqué contre la tempe, il peut sans doute écarter le crâne.

« J’ai résolu de mourir à Pavlovsk, au lever du soleil ; pour ne pas causer d’esclandre dans la villa, j’irai me tuer dans le parc. Mon « Explication » fournira à la police tous les éclaircissements nécessaires. Les intéressés et les amateurs de psychologie pourront tirer de ce document toutes les conclusions qu’il leur plaira. Pourtant je ne désire pas que mon manuscrit soit livré à la publicité. Je prie le prince d’en conserver une copie et d’en remettre une autre à Aglaé Ivanovna Épantchine. Telle est ma volonté. Je lègue mon squelette à l’Académie de médecine, dans l’intérêt de la science.

« Je ne me reconnais justiciable d’aucune juridiction et je sais qu’à présent la vindicte publique ne pourrait m’atteindre. Il n’y a pas encore longtemps, j’ai fait une hypothèse qui m’a amusé : Si maintenant je m’avisais tout d’un coup de tuer quelqu’un, d’assassiner même dix personnes, enfin de commettre le crime réputé le plus affreux en ce monde, quel serait, avec l’abolition de la torture, l’embarras du tribunal vis-à-vis d’un inculpé n’ayant plus que deux ou trois semaines à vivre ? Je mourrais confortablement dans leur hôpital, où, bien chauffé, soigné par un médecin attentif, je serais peut-être beaucoup mieux que chez moi. Je ne comprends pas que cette idée ne se présente pas, au moins comme plaisanterie, à l’esprit des gens qui se trouvent dans ma position.