Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/152

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quelque chose au prince ; bref, elle était en proie à une agitation extraordinaire, et, nonobstant son regard assuré, provocateur même, peut-être au fond avait-elle une certaine peur. La jeune fille n’avait pas fait toilette pour venir à ce rendez-vous : elle portait une robe fort simple qui, du reste, lui allait très-bien. Il lui arrivait souvent de rougir, de frissonner ; elle se tenait assise sur le bord du banc. Son étonnement fut extrême quand elle entendit le prince confirmer sa supposition par rapport au motif qui avait décidé Hippolyte à se tirer un coup de pistolet.

— Sans doute, poursuivit Muichkine, — il voulait, indépendamment de vous, être loué aussi par nous tous…

— Comment cela, être loué ?

— C’est-à-dire… comment vous dire cela ? C’est très-difficile à expliquer. Toujours est-il qu’il comptait certainement recevoir de nous tous force assurances d’amitié et d’estime, il espérait que nous l’entourerions en le suppliant de ne pas se donner la mort. Il est fort possible qu’il vous ait eue en vue plus que personne, puisque dans un pareil moment il a fait mention de vous… Mais peut-être que lui-même ne savait pas qu’il vous avait en vue.

— Je ne comprends pas du tout cela : il m’avait en vue sans savoir qu’il m’avait en vue ? Si pourtant, il me semble que je comprends : savez-vous que moi-même, quand j’avais treize ans, j’ai pensé trente fois à m’empoisonner et à laisser une lettre pour apprendre à mes parents la cause de ma résolution ? Je songeais aussi à l’effet que je produirais couchée dans le cercueil, je me représentais mes parents penchés sur mon cadavre, fondant en larmes et se reprochant leur dureté à mon égard… Pourquoi souriez-vous encore ? ajouta-t-elle soudain avec humeur, — à quoi pensez-vous donc, vous, quand vous rêvez tout seul ? Vous vous imaginez peut-être que vous êtes feld-maréchal et que vous avez battu Napoléon à plate couture.

— Eh bien, parole d’honneur, voilà justement à quoi je pense, surtout quand je m’endors, répondit en riant le prince :