Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/225

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ayant enfin attiré l’attention du prince, il se rappela avec surprise que, durant ces deux jours, quand le hasard lui avait fait rencontrer Lébédeff, il l’avait toujours vu rayonnant de satisfaction et le plus souvent en compagnie du général. Les deux amis ne se quittaient guère. Parfois le prince entendait au-dessus de lui des conversations bruyantes et pleines d’entrain, des discussions enjouées auxquelles se mêlaient des rires ; une fois même, à une heure fort avancée de la soirée, quelques notes d’une chanson semi-guerrière semi-bachique arrivèrent tout à coup à ses oreilles, et il reconnut aussitôt la basse enrouée du général. Mais soudain le chanteur s’arrêta court. Pendant une heure encore la causerie continua vive et animée, tous les indices donnaient à penser que les deux interlocuteurs étaient ivres. À un certain moment, le prince put deviner qu’ils s’embrassaient et que l’un d’eux fondait en larmes ; puis il perçut le bruit d’une violente dispute ; après quoi, tout retomba brusquement dans le silence.

Durant tout ce temps Kolia était très-soucieux. Le prince passait la plus grande partie de la journée hors de chez lui, et parfois ne rentrait au logis que fort tard. À son retour, on ne manquait jamais de lui apprendre que Nicolas Ardalionovitch était venu à plusieurs reprises le demander. Mais lorsqu’ils se rencontraient, Kolia ne pouvait rien dire, sinon que, décidément, il était « mécontent » du général et de sa conduite présente : « On les voit continuellement ensemble, ils s’enivrent dans un traktir près d’ici, ils s’embrassent et se font des scènes dans la rue, ils s’excitent l’un l’autre et ne peuvent se quitter. » Quand le prince lui faisait remarquer qu’il en avait toujours été ainsi, Kolia ne savait que répondre, ni comment préciser le motif de son inquiétude actuelle.

Le lendemain du jour où le général avait chanté une chanson bachique et s’était disputé avec Lébédeff, le prince se disposait à sortir vers onze heures du matin, lorsque devant lui apparut tout à coup Ardalion Alexandrovitch extrêmement agité, presque tremblant.