Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/227

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Le prince observait son visiteur sinon avec beaucoup d’étonnement, du moins avec une attention et une curiosité extrêmes. Le vieillard était un peu pâle, ses lèvres tremblaient parfois légèrement, ses mains semblaient ne pouvoir rester en repos. Quoiqu’il ne fût assis que depuis quelques minutes, il s’était déjà levé brusquement à deux reprises, puis avait soudain repris sa place : tous ces mouvements se produisaient évidemment sans qu’il en eût conscience. Des livres se trouvaient sur la table ; il en prit un, l’ouvrit tout en causant, et, après y avoir jeté les yeux, se hâta de le fermer ; quand il l’eut remis en place, il en prit un autre ; celui-ci, il ne l’ouvrit point, mais le garda tout le temps dans sa main droite, qu’il ne cessait de mouvoir en l’air.

— Assez ! cria-t-il tout à coup : — je vois que je vous ai beaucoup dérangé…

— Mais pas du tout, allons donc ! je vous écoute, au contraire, et je voudrais deviner…

— Prince ! je désire me mettre dans une position honorée… Je désire m’estimer moi-même ainsi que… mes droits.

— Par cela seul qu’un homme a ce désir, il est déjà digne de toute estime.

C’était une phrase empruntée à un modèle d’écriture. Le prince pensait que, dans l’état d’esprit où se trouvait Ardalion Alexandrovitch, un aphorisme d’une sonorité creuse mais agréable pourrait exercer sur lui une action calmante.

La phrase plut beaucoup au général. Touché et flatté, il changea de ton instantanément, et, d’une voix solennelle, commença à donner de longues explications. Mais, nonobstant l’attention que le prince prêta aux paroles de son interlocuteur, il lui fut absolument impossible d’y rien comprendre. Pendant dix minutes le général discourut avec une volubilité extrême ; on aurait dit qu’il était débordé par l’abondance des idées qu’il avait à exprimer ; vers la fin, des larmes mêmes se montrèrent dans ses yeux ; malheureusement ses phrases n’avaient ni queue ni tête : c’était un flux de mots incohérents qui se succédaient sans interruption.