Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/35

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moins estimée parce qu’on la jugeait ainsi ; or la pauvre femme avait fini par croire qu’on n’avait pas d’estime pour elle, — c’était là le malheur. En considérant ses filles, elle se disait avec douleur qu’elle nuisait à leur avenir, qu’elle avait un caractère ridicule, inconvenant, insupportable : naturellement, la faute en était à son entourage ; aussi, du matin au soir, querellait-elle son mari et ses filles qu’elle aimait pourtant jusqu’à l’oubli d’elle-même, presque jusqu’à la passion.

Ce qui la désolait surtout, c’était l’idée que ses filles devenaient « originales » tout comme elle, et qu’il n’y avait pas, qu’il ne devait pas y avoir de pareilles demoiselles au monde. « Ce sont des nihilistes qui poussent, voilà tout ! » se répétait-elle à chaque instant. Depuis un an, cette pensée tourmentait de plus en plus Élisabeth Prokofievna. « D’abord, pourquoi ne se marient-elles pas ? » se demandait-elle sans cesse. Pour faire de la peine à leur mère, — elles n’ont que ce but dans la vie, il ne peut en être autrement, car tout cela ce sont les idées nouvelles, tout cela c’est la maudite question des femmes ! Est-ce qu’Aglaé, il y a six mois, n’a pas imaginé de couper sa magnifique chevelure ? (Seigneur, moi-même, dans mon temps, je n’avais pas d’aussi beaux cheveux !) Elle avait déjà les ciseaux en main, j’ai dû me mettre à ses genoux pour la faire renoncer à cette fantaisie !… Elle, soit, j’admets qu’elle ait agi par méchanceté, pour chagriner sa mère, parce que c’est une fille méchante, capricieuse, une enfant gâtée, mais surtout méchante, méchante, méchante ! Mais est-ce que cette grosse Alexandra ne voulait pas aussi se raser la tête, et celle-là, non par caprice ni par méchanceté, mais par conviction, comme une sotte, parce qu’Aglaé lui avait fait croire qu’elle dormirait mieux sans cheveux, et qu’elle n’aurait plus de migraines ? Et combien de partis, combien, combien se sont présentés pour elles depuis cinq ans ! Dans le nombre il y en avait certainement de beaux, de très-beaux même ! Qu’attendent-elles donc ? Pourquoi ne se marient-elles pas ? Uniquement pour