Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/68

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la générale, et il finit par ne plus rester sur la terrasse que le prince Léon Nikolaïévitch. Assis dans un coin, il avait l’air d’attendre quelque chose, mais lui-même ne savait pas pourquoi il demeurait là, il n’avait pas seulement pensé à se retirer en voyant l’émoi qui régnait dans la maison ; on aurait dit qu’il avait oublié l’univers entier et qu’il était prêt à prendre racine n’importe où, à y rester deux années de suite sans bouger. D’en haut lui arrivaient parfois les échos d’une conversation très-mouvementée. Combien de temps passa-t-il dans ce coin ? lui-même n’aurait pas pu le dire. Il se faisait tard et l’obscurité était venue quand Aglaé apparut tout à coup sur la terrasse. Elle semblait calme, bien qu’un peu pâle. La jeune fille sourit et manifesta comme de la surprise à la vue du prince qu’« évidemment elle ne s’attendait pas » à rencontrer là sur une chaise, dans un coin.

— Qu’est-ce que vous faites ici ? demanda-t-elle en s’approchant de lui.

Confus, le prince balbutia une réponse embarrassée et se leva précipitamment ; mais Aglaé s’assit aussitôt à côté de lui et il reprit sa place. Après l’avoir observé avec attention, quoique rapidement, elle regarda par la fenêtre d’une façon machinale en quelque sorte, puis reporta ses yeux sur lui. « Elle veut peut-être se moquer de moi », pensa-t-il, « mais non, elle l’aurait fait tout à l’heure, si elle était dans ces dispositions. »

— Peut-être voulez-vous du thé, je vais vous en faire apporter, dit-elle après un silence.

— N-non… Je ne sais pas…

— Comment ne pas savoir cela ? Ah ! oui, écoutez : si quelqu’un vous appelait en duel, qu’est-ce que vous feriez ? Tantôt déjà je voulais vous demander cela.

— Mais… qui donc… personne ne m’appellera en duel.

— Supposez pourtant que le fait ait lieu : seriez-vous fort effrayé ?

— Je crois que oui… j’aurais peur.