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Page:Dostoïevski - Le Bouffon (paru dans l'Almanach illustré), 1848.djvu/13

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Le rire qui montait peu à peu avait fini par couvrir la voix du conteur qui semblait maintenant pris d’un véritable accès d’extase. Il s’arrêta, ses regards parcoururent l’assistance, et soudain, comme emporté par un ouragan, fit le geste de laisser tout aller à l’abandon et se mit à rire comme les autres, trouvant sans doute sa situation bien drôle. Puis, il se remit à conter.

— J’eus de la peine à m’endormir cette nuit-là. Devinez ce que j’avais inventé, Messieurs ? J’ai honte, maintenant, de l’avouer. Un peu ivre, j’avais écrit tout la nuit, et quelles bêtises !

Le matin, je m’habillai, je frisai mes cheveux et, bien pommadé, vêtu d’un habit neuf, je m’en allai chez Théodose Nikolaievitch, mon papier à la main. Il me reçut lui-même et m’étreignit contre son gilet paternel. Mais moi, gravement, je reculai d’un pas. La situation m’amusait. Non, dis-je, Théodose Nikolaievitch, lisez d’abord ceci.

— Savez-vous ce qu’il y avait sur ce papier ? Je donnais ma démission. Ma signature figurait bel et bien au bas avec tous mes grades et mes titres : voyez ce que j’avais inventé. Je n’aurais jamais rien pu trouver de plus intelligent C’est le premier avril, me disais-je, je vais faire semblant d’être toujours fâché, leur laisser entendre que je ne veux plus de leur fille, que l’argent est très bien dans ma poche et que, mon avenir étant assuré, je donne ma démission. Ne voulant plus servir sous un tel chef, je passe dans un autre service et, de là, je ferai partir une nouvelle dénonciation. (Mon idée avait été de jouer le rôle d’un vil personnage.) Vous comprenez, Messieurs : la veille, j’étais rentré dans leur cœur, et, à cause de cela, je voulais donner libre cours à ce que je regardais comme une plaisanterie familière, je voulais me moquer du cœur paternel de Théodose…

Aussitôt qu’il eut pris connaissance du papier que je lui tendais, sa figure changea. « Qu’est-ce donc, Osip Mihaïlovitch ? » demanda-t-il. Et moi, comme un imbécile : « Poisson d’avril ! Théodose Nikolaievitch. » J’étais